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Pour le battre, on le pose sous un énorme marteau mû par une force mécanique, et auquel on donne le nom de tilt hammer ; quand il frappe, vous diriez une monstrueuse tête de bélier qui mâche du fer rouge. Ce marteau de forge travaille à marier plusieurs barrés d’acier et à les confondre en une seule barre, qu’on appelle alors shear steel[1]. Le métal qu’on destine à la fonte subit une tout autre préparation : on brise les barres en morceaux, et l’on place ces fragmens dans des creusets d’argile. Il est peu de spectacles au monde plus émouvans que la vue des hommes ou des démons maniant avec des pinces, dans l’intérieur d’une salle basse, véritable cratère de volcan, ces urnes de feu qui versent du feu. L’acier fondu (cast steet) sort plus pur des moules que l’acier battu de dessous la tête du marteau. Désormais l’acier est fait, mais on le conserve pendant trois ou quatre années en cave avant de l’employer. Ainsi que le vin, il se perfectionne avec l’âge, et devient encore meilleur après avoir traversé la mer. Il sue, disent les hommes de l’art, et gagne alors en qualité tout ce qu’il perd en pesanteur. On peut se faire, par cette seule circonstance, une idée des vastes capitaux qu’exige en Angleterre l’exploitation des usines. Ce sont moins des fabriques d’ailleurs que des villages, avec des rues boueuses, des masses de constructions étranges, des huttes de terre glaise, des cavernes où travaillent l’eau, le vent, le fer, et où des serpens de feu courent, en se tordant, entre les jambes nues des forgerons.

L’acier fabriqué à Sheffield passe ensuite par plusieurs mains et s’applique à divers ouvrages de coutellerie. Il lui reste une épreuve importante à subir, celle de la trempe, hardening. L’acier trempé revêt une dureté particulière : il rompt et ne plie point. Les procédés varient avec les différentes destinations qu’on imprime au métal. Je ne m’arrêterai qu’à la trempe des scies et des limes. Ces deux articles de commerce tiennent une place considérable dans l’industrie de l’acier, et la marque de Sheffield les fait accepter dans tout l’univers. L’excellence de ces produits tient en grande partie à la manière de les durcir. Quand la lime est sortie des mains du graveur qui a découpé les dents avec un ciseau, elle passe dans celles du trempeur, qui la plonge, après l’avoir fait chauffer au feu, dans une dissolution de sel et d’eau de pluie. Les ouvriers appellent la trempe le baptême de la lime ; elle mord ensuite sur tout, et rien ne mord sur elle. Le sel est d’une importance extrême dans cette branche de la métallurgie. Le succès des limes et des scies anglaises

  1. Shear veut dire tondre, parce qu’on se sert surtout de cet acier pour faire des machines à tondre la laine.