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introduisait dans la bergerie le troupeau vagabond, la métayère l’apostropha à haute voix : — Marie, Marie ! disait-elle, tu n’as pas décourage, tu es molle, paresseuse ; bien sûr je ne te garderai pas à mon service.

— Ma mère, interrompit Louis, elle fait de son mieux, la pauvre fille… Ce n’est pas le courage qui lui manque, c’est la force…

— Vraiment ! reprit la mère de Louis, tu vas trouver qu’elle a raison !… Moi qui suis restée veuve après la guerre, quand tout le pays était en friche, moi qui vous ai élevés tous, toi et tes trois frères, je sais peut-être ce que vaut le travail !…

Marie pleurait ; humiliée par les reproches de sa maîtresse, elle continuait sa besogne avec résignation et sans ouvrir la bouche pour se justifier. Le sentiment de l’obéissance régnait encore dans les familles du Bocage ; on souffrait sans se plaindre, on ne connaissait pas plus les disputes verbeuses que les conversations gaies et bruyantes. Il semblait que le souvenir du passé pesait encore sur les cœurs de ces hommes et de ces femmes taciturnes et rêveurs. Bientôt les trois jeunes frères de Louis, qui étaient allés faucher dans les prés, revinrent au logis, leurs vestes sous le bras, la faux sur l’épaule. Leurs gros sabots ronds fendus et reliés par de petites bandes de fer, résonnaient sur les cailloux. Ils allèrent tremper dans l’eau de l’abreuvoir leurs bras nerveux et leurs pieds fatigués, puis, avec la dignité sérieuse de soldats qui rangent leurs armes sous le vestibule d’un château, ils posèrent leurs faux tranchantes sous le hangar. Tous les trois ils secouèrent leurs longs cheveux bruns, comme des lionceaux qui secouent leur crinière, et ils prirent place sur un banc de bois, devant la table. Louis vint s’asseoir à côté d’eux ; les quatre frères, au moment où la soupière brûlante fut débarrassée de son couvercle, soulevèrent leurs chapeaux pour faire le signe de la croix, et les cuillers d’étain plongèrent alternativement dans l’épais brouet. La mère de famille, la vieille Jacqueline, mangeait à part, auprès de la croisée. Sur le bahut, elle avait laissé pour Marie un plat de lait caillé dans lequel trempaient des miettes de pain de seigle ; mais la servante, assise à l’écart, baissait tristement la tête : le chagrin lui ôtait l’appétit. Le chien de garde, après avoir posé sa tête sur les genoux de Marie, comprit bientôt qu’il n’avait rien à attendre de celle dont il partageait d’habitude le frugal repas, et il alla rôder autour de la grande table. Le souper se poursuivit ainsi au milieu d’un silence profond et dans une obscurité presque complète. Les laboureurs du Bocage n’aiment guère à causer, et puis, comme ils mangent toujours la même chose, ils savent leur repas par cœur, et n’ont pas besoin pour souper d’allumer la résine.

Quand la soupière fut vide, la mère de famille se retira dans un coin, derrière son lit, pour y réciter le chapelet. Les trois jeunes