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frères allèrent s’agenouiller sur de grosses pierres, hors de la maison ; les instans consacrés à la prière du matin et du soir étant les seuls de la journée où ces rudes travailleurs ôtaient leurs chapeaux, ils se sentaient mal à l’aise et passaient constamment la main sur leurs longs cheveux plats. Louis, que ses frères respectaient parce qu’il était l’aîné, fit sa ronde dans les étables ; puis, s’approchant du foyer, il souffla sur un tison et alluma un bout de résine qu’il fixa sur une tige de fer piquée dans la cheminée. Marie était là, immobile, la tête penchée. Elle leva sur le métayer son œil bleu mouillé de larmes ; sa physionomie délicate exprimait la souffrance, et Louis fut ému de la voir si accablée.

— Pourquoi ne manges-tu pas, Marie ? dit-il avec douceur. Tu te rendras malade, et tu ne pourras plus aller aux champs !…

— La métayère ne veut plus de moi, répliqua tout bas Marie ; elle me renverra !…

— C’est une parole de mauvaise humeur qui lui a échappé. Prends courage, ma pauvre fille ; tu sais que je te veux du bien moi.

— Oh ! vous avez si bon cœur, Louis !… Pour vous obéir, je vais tâcher de souper.

Marie avala son assiette de lait caillé lentement et sans appétit. Comme elle remettait sa cuiller dans le tiroir du bahut, Louis prit sur le manteau de la cheminée un livre enfumé, imprimé en gros caractères, et se mit à prier avec toute l’ardeur d’un croyant du moyen âge. Cet homme aux dehors rudes et incultes avait souvent des élans d’une piété exaltée. L’énergie de sa robuste nature le portait aux grands dévouemens ; mais, dans ce pays pacifié et tranquille, au milieu de ce Bocage fermé aux bruits du dehors et éloigné de tout centre d’action, il cherchait vainement l’emploi de ses forces surabondantes. Alors, retombant sur lui-même, fatigué de ses propres pensées, il s’agenouillait et priait. Les passions violentes ne troublaient point cet honnête paysan, dompté par la foi et par le travail ; mais l’âpre mélancolie des campagnes le jetait parfois dans une langueur chagrine, et alors son front soucieux ne se déridait qu’à la vue de ses troupeaux paissant dans la prairie et à la voix de Marie la Fileuse, qui chantait en ramenant ses ouailles.


II

Le dimanche suivant, vers dix heures du matin. Louis, resté seul à la métairie de La Gaudinière, venait de fermer son gros livre de prières. C’était son tour de garder le logis. La mère de famille, ses trois jeunes fils et la servante Marie, partis depuis longtemps, arrivaient à ce même instant aux premières maisons du village. Les