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enfans, qui s’amusaient à la voir fuir en lui jetant par-dessus les haies ces mots terribles, dont ils ne comprenaient plus le sens : « Jeanne, voici les bleus. »

Lorsqu’elle eut achevé son maigre repas, la vieille renversa sa tête sur le dos de sa chaise, et s’assoupit sans lâcher le bâton de houx qu’elle tenait à la main. Le métayer regardait avec pitié cette pauvre femme, qui, après avoir survécu à tant de misères, de combats et de poignantes épreuves, en gardait toujours l’indélébile empreinte, comme ces chênes, frappés de la foudre, qui semblent vivre encore, parce qu’ils restent debout. Ému de compassion à l’aspect de ce visage sillonné de rides, et dont la vie paraissait s’être retirée, il alla prendre dans un coin du bahut une bouteille de vieux vin d’Espagne qu’un ancien curé de la paroisse avait rapporté de l’émigration. Le précieux liquide, versé dans une petite tasse, frappa les yeux de la vieille lorsqu’elle s’éveilla.

— Qu’est-ce là, mon fils ? demanda-t-elle.

— Buvez, mère Jeanne, répondit le métayer ; cela vous redonnera des forces…

— Des forces, répliqua la vieille, je n’en ai plus, et je n’en veux plus !… A quoi bon redevenir alerte et robuste ?… Pour fuir toujours ?… Autant vaut mourir au coin d’une haie… C’est de l’eau-de-vie, n’est-ce pas ?… On en buvait quelquefois dans la grande armée ; ces messieurs en portaient dans de petites bouteilles pour se réchauffer après les nuits froides. La seule fois que j’en aie goûté, c’était au combat de Dol-de-Bretagne, où les Vendéens et les républicains, à bout de munitions, prenaient des cartouches dans les mêmes caissons… C’est là que ton pauvre père a été tué, Louis !… Une balle lui avait percé le cœur ; je lui ai fait faire le signe de la croix avec la main droite, et il n’a plus bougé… Un bel homme que ton défunt père, grand et fort comme toi !…

Louis essuya une larme que lui arrachait le souvenir de son père ; il aimait à entendre raconter ces batailles que l’on a appelées des combats de géans. Essayant donc de raviver une lueur de raison dans l’esprit de la pauvre folle :

— Mère Jeanne, reprit-il, vous vous battiez donc aussi, vous ?

— Non, je ne me battais pas, répondit-elle, mais je me jetais dans la mêlée pour chercher ma pauvre maîtresse, Mme de Boisfrénais, qui fuyait avec sa petite-fille entre ses bras.

— Et vous avez pu la rejoindre ?

— La rejoindre !… qui cela ? Ah ! Mme de Boisfrénais,… tu as raison… En vérité, ce que tu as versé la dans la tasse me fait du bien… Écoute un secret, mon garçon, un secret que je vais te confier à condition que tu le garderas comme je l’ai gardé moi-même. Marie, la petite Marie qui mène tes ouailles aux champs…