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— Il ne s’agit pas de Marie, interrompit le métayer ; vous parliez du combat de Dol…

— Eh bien ! oui, de Dol-de-Bretagne et de la petite Marie. Sa mère, Mme de Boisfrénais, venait de la laisser tomber, la pauvre enfant, et ce n’était pas sa faute, puisqu’un coup de baïonnette l’avait étendue à terre, baignée dans son sang. La petite poussait de grands cris, qu’on n’entendait guère au milieu des coups de canon et de la fusillade. Moi, qui n’étais point blessée encore, je pris l’enfant, et j’emmenai la mère en la traînant comme je pouvais. Nous arrivâmes ainsi derrière la ville, dans un champ où les chirurgiens pansaient les blessés. Ils avaient bien de la besogne, va ! Là, madame, qui se sentait mourir, me donna une petite cassette pleine de papiers, un sac plein de pièces d’or, et me confia sa fille en me disant : « A la paix, tu la rendras à ses parens, s’il lui en reste… »

— Lui en est-il resté ? demanda vivement Louis.

— Ne parle pas si haut, mon garçon ! Si les bleus t’entendaient, Ils feraient mourir la petite. À quoi m’aurait servi de la cacher pendant si longtemps ?… Tu vois que j’ai bien gardé le secret, n’est-ce pas ? Ah ! si la paix était venue, j’aurais été trouver la vieille demoiselle qui demeure auprès de Montrevault, Mme de La Verdière ; c’est la tante de Marie, la sœur de sa mère…

— Mais la cassette, les papiers, où sont-ils ?

— Hein !… répliqua Jeanne en fermant les yeux à demi. Tu vois bien que je veux dormir, Louis…

— Voyons, mère Jeanne, reprit tout doucement le métayer, où avez-vous caché les papiers ?…

— Je ne m’en souviens plus… Quel combat, mon Dieu ! le canon, la mitraille, les coups de fusil, et nous allions au milieu des morts et des mourans… Et la déroute du Mans, c’était encore pire ! C’est là que j’ai reçu dans la tête un coup de crosse qui a failli me tuer… Ah ! bien sûr que je n’ai pas pris une seule pièce d’or dans la bourse de madame, et quand on trouvera la cassette…

— Eh bien ! moi, je sais où vous avez caché tout cela, reprit Louis, d’un ton d’assurance ; .je vous ai vue souvent rôder autour du chiron de la Grand’Prèe[1]. Voyons, ai-je deviné ?

— Quand les bleus seront partis, répondit mystérieusement la vieille folle, je te mènerai tout droit à ma cachette… C’est dommage que la petite soit restée boiteuse de la chute qu’elle a faite ce jour-là… Après tout, c’est un miracle qu’elle ait traversé une pareille mêlée sans y rester. Mon pauvre homme à moi fut pris deux jours après et fusillé dans les genêts… Quand je rentrai au pays avec la

  1. Les paysans du Bocage appellent chiron les blocs de grès qui s’élèvent au milieu des prairies et des champs, comme des pierres druidiques.