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ce sac qui contient cent louis d’or et portez-les à la métairie de La Gaudinière, en coupant au plus court. Vous direz que j’entends payer avec cette somme les mois de nourrice de ma nièce, capital et intérêts. Les bons comptes font les bons amis !


V

Si la grande glace du salon disait à Marie qu’elle était jolie, elle ne mentait peut-être pas. Sous ses nouveaux vêtemens, Mlle de Boisfrénais ne manquait ni de grâce ni de noblesse. La chétive fileuse, trop longtemps égarée au milieu de robustes paysannes, se retrouvait en souriant dans ces bergères fraîches et élégantes qu’un peintre de l’école de Watteau avait représentées sur les panneaux de la salle à manger. Devenue châtelaine, Marie se gardait bien de lever trop haut sa tête blonde. Elle songeait qu’il lui serait plus difficile encore de se faire pardonner dans un château, au milieu du monde, la légère infirmité dont elle rougissait naguère dans la solitude des champs. Heureuse de n’avoir plus aux pieds ses lourds sabots, elle s’étudiait à marcher d’un pas plus leste, et accompagnait volontiers Mlle de La Verdière dans ses promenades du matin et du soir. Il lui semblait charmant de fouler le sable des allées du potager, d’errer sur le gazon, à l’ombre des grands arbres, de sentir couler les heures dans un doux repos. Après le dîner, Marie lisait à haute voix devant sa tante, qui rectifiait sa prononciation incorrecte et lui enseignait à s’exprimer avec une certaine élégance. Elle s’initiait ainsi aux premiers élémens de l’éducation qui lui manquait. N’ayant jamais eu d’autre maître que le grand Louis de La Gaudinière, Marie ne connaissait rien de l’histoire ; jamais elle n’avait lu de poésie. Les récits du passé et les accens inspirés qui éclatent dans les beaux vers charmaient son esprit et éveillaient son imagination, tout en lui causant un certain éblouissement. Au point de vue de l’intelligence, elle se trouvait dans la position d’un aveugle-né dont les yeux s’ouvrent tout à coup à la lumière.

Depuis une quinzaine de jours, Mlle de Boisfrénais menait cette existence tranquille et doucement occupée, remplie d’égards et de prévenances pour sa tante, qui lui témoignait de son côté la plus vive affection. Elle oubliait peu à peu le passé ; mais Mlle de La Verdière, plus calme et plus sérieuse, parce qu’elle avait plus d’expérience, lui dit un soir : — Mon enfant, votre histoire est un roman, elle fera du bruit dans la contrée. La véritable héroïne de cette histoire, c’est pourtant la pauvre et vieille Jeanne ! Je voudrais la voir, l’arracher à l’existence vagabonde qu’elle traîne depuis tant d’années. Depuis que vous êtes auprès de moi, je la fais chercher vainement dans toutes les paroisses du voisinage. Il faut que nous tentions