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bleus ! je suis trahie… Tuez-moi, lâches que vous êtes ! tuez-moi, je n’ai plus la force de fuir. Les loups ne veulent pas me manger parce que je suis trop vieille, et vous, vous me cherchez pour me faire mourir…

— La pauvre folle qui me prend pour un bleu ! murmura Bastien avec humeur. Et s’approchant d’elle : — Eh ! bonne femme, puisque vous avez fait la guerre, vous connaissez la devise : « Dieu et le roi ! » j’étais au passage de la Loire, à Savenay, à Dol, à Granville…

— Que dites-vous ? reprit la vieille ; je n’entends plus rien et je ne vois rien autour de moi… Que me voulez-vous ? Je sens bien que, je vais mourir…

— Impossible d’en rien tirer, se dit le vieux serviteur ; impossible de la faire sortir de son gîte… Quand je resterais ici jusqu’à demain, je n’en serais pas plus avancé. Il faut que je l’emmène au château dans une charrette, quand même elle me traiterait de bleu et de républicain. — Résolu à prendre ce parti, Bastien sortit du bois, monta sur son cheval et courut à la métairie la plus voisine requérir une charrette, dont il paya le prix immédiatement. Les paysans l’aidèrent à tirer la vieille Jeanne du gîte dans lequel elle se tenait blottie comme un renard. La pauvre femme essaya d’abord d’opposer quelque résistance : mais, trop faible pour tenir tête aux vigoureux garçons qui la soulevaient avec précaution sur leurs bras et l’entraînaient hors du taillis en écartant les ronces et les branches d’arbres, elle se laissa déposer sur la charrette, dont le fond était garni de paille. Les paysans piquèrent les quatre bœufs attelés au véhicule, et Bastien, pareil au gendarme qui escorte son prisonnier, se tint auprès de la roue, l’œil fixé sur la vieille, qui gémissait toujours.

Il y avait en ce temps-là plus d’un gentilhomme qui en était réduit à atteler des bœufs à son carrosse pour se tirer des chemins de traverse dans les départemens de l’ouest. Jeanne la mendiante voyageait donc en assez respectable équipage. Habitués à guider leurs bœufs dociles, les paysans, qui connaissaient la vieille folle et respectaient sa misère, cherchaient à lui éviter de trop rudes secousses. Jeanne finit par s’endormir, et elle sommeillait lorsque l’attelage parut au bout de la longue avenue conduisant au château de La Verdière. Au bruit que faisaient les roues en tournant sur l’essieu, Marie regarda par la fenêtre du salon. Elle aperçut Bastien, dont le cheval impatient caracolait et piaffait auprès de la lourde charrette.

— Ma tante ! s’écria-t-elle, ma tante, voici votre vieux serviteur !…

Comme elle achevait ces paroles, Bastien lâcha la bride à son cheval, et ôtant son chapeau à cornes, il annonça à Mlle de La Verdière l’heureux résultat de ses recherches.