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En constatant que le travail manuel est très largement rétribué au Chili, il est pénible d’ajouter que cela ne profite pas beaucoup aux classes ouvrières. Sous la domination espagnole, le prolétariat colonial était voué à un abrutissement systématique : les mauvaises habitudes persistent longtemps au sein des classes incultes ; ce n’est qu’en ces derniers temps qu’on a essayé de réagir vigoureusement par l’éducation ; les résultats ne seront bien sensibles qu’avec des générations nouvelles. Pour le moment, l’esprit d’ordre et de prévoyance, le sentiment de la dignité civique ne se sont encore manifestés que faiblement. On dirait même que parmi les peones de la campagne, les ouvriers des mines et les portefaix des villes, la certitude d’avoir du travail à volonté fait évanouir toute idée d’épargne. Enclins à la dissipation et au jeu, ils perdent en une soirée le gain de plusieurs jours. Le ménage reste misérable malgré les forts salaires. La malpropreté de l’ameublement et du costume, l’irrégularité dans le régime alimentaire causent cette mortalité de l’enfance, qui ralentit l’essor de la population.

Pour remédier à l’insuffisance des bras, il y a une louable émulation entre le gouvernement et les riches propriétaires. Ceux-ci ont commencé, depuis quelque temps, à introduire des machines agricoles. Le vieil araire du midi de l’Europe disparaît peu à peu devant la charrue anglaise ou nord-américaine. On essaie de semer, de récolter avec des machines européennes. On voit se condenser au-dessus des cultures la noire fumée des locomobiles. On a même essayé des défrichemens à la vapeur, et l’arrachage des souches d’arbres au moyen de l’excavator des États-Unis. Un tel spectacle tient du prodige pour celui qui sait ce qu’était le Chili il y a dix ans et ce qu’est encore aujourd’hui le reste de l’Amérique du Sud. La routine incurable des paysans, la rareté des mécaniciens capables de conduire et de réparer les appareils, surtout l’apprentissage économique que le cultivateur doit faire pour équilibrer les frais qu’exige la machine avec les services qu’elle peut rendre, sont de grands obstacles aux innovations de ce genre : nous en avons fait l’épreuve en France. Je ne saurais dire si les propriétaires chiliens ont beaucoup à se louer de leur tentative : ils y persistent néanmoins avec un désintéressement qui leur fait honneur, et dont ils seront, je l’espère, récompensés un jour.

Le gouvernement, de son côté, a essayé d’établir un courant d’émigration étrangère. Le résultat, sans être désavantageux, n’autorise pas de grandes espérances. La colonisation isolée et volontaire est assez difficile. Dans la région fertile et attrayante de la république, celle du centre, l’état n’a pas de terres qu’il puisse offrir comme appât, et le prix des terrains y est trop élevé pour que le