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Un pareil fait ne saurait se reproduire aujourd’hui. Maintenant qu’il n’y a plus, à proprement parler, d’école, maintenant que chacun cherche sa route ou son sentier à ses risques et périls, et que les jeunes peintres ne se soumettent quelque temps à une discipline de hasard qu’à la condition de réserver au fond leur obéissance et leur foi, personne ne songe à demander aux débutans d’où ils viennent, ni quelle doctrine les a nourris. Encore moins s’informe-t-on de ce qui se passe au moment même des études et dans l’atmosphère où se préparent les talens. Il n’en allait pas ainsi au commencement du siècle : le titre seul d’élève de David était alors une recommandation dans le monde et presque un brevet de capacité. Quelques années plus tard, l’atelier de Gros et celui de Guérin héritaient du prestige attaché à l’école que dirigeait le peintre des Sabines. Enfin lorsque M. Ingres eut rallié autour de lui des disciples assez dévoués pour lui obéir sans réserve, assez intelligens pour comprendre et pour pratiquer ses leçons, l’opinion ne tarda pas à s’émouvoir des succès obtenus à huis clos par les adeptes du nouveau dogme. L’atelier de M. Ingres représentait vers 1830 une sorte d’église schismatique au double point de vue des croyances classiques, comme on disait alors, et de la foi contraire que le romantisme venait de proclamer. Phidias et Raphaël, les deux saints du lieu, mais Phidias et Raphaël étudiés en face, et sans les détours de l’esprit académique, — la nature expliquée par ces maîtres souverains, mais avant tout hardiment et ingénument sentie, — le dédain des recettes et le culte des hautes traditions, la haine des réalités vulgaires et la passion des vérités caractéristiques, — tels étaient les principes de l’enseignement de M. Ingres : enseignement dangereux aux yeux des apôtres de la vieille méthode, parce qu’il tendait à déconsidérer le style conventionnel en usage, et, ajoutait-on, à installer la bizarrerie sous prétexte de franchise ; principes aussi opposés pour le moins à l’évangile romantique, qui faisait, comme on sait, assez bon marché des élégances de la forme pour attribuer une importance principale à l’élément dramatique et au coloris ! La place à part que M. Ingres avait conquise comme peintre en même temps novateur et défenseur des règles, il la gardait comme chef d’école, comme précepteur des jeunes artistes, qu’il fallait, à ce moment de crise, désabuser de la routine et préserver des entraînemens. On conçoit dès lors l’intérêt, ou tout au moins la curiosité, qu’excitaient au dehors les rapports établis entre le maître et ses élèves ; on s’explique le commencement de notoriété qui récompensait parfois la docilité de ceux-ci, en attendant que ces symptômes de talent et ces dispositions bienveillantes se convertissent de part et d’autre en témoignages irrécusables.