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ou de vengeance, se mettent sur la défensive contre un prétendu agresseur, fort innocent de la diplomatie qu’on lui prête, et qui n’a jamais soupçonné qu’il eût en lui de telles profondeurs machiavéliques. Son unique tort est de n’avoir pas compris combien il est dangereux, à certaines époques, de prétendre que deux et deux font quatre, et non pas cinq. Cependant, malgré tout, deux et deux font quatre, — la méchanceté n’y changera rien non plus que l’optimisme, les gens contens d’eux-mêmes non plus que les misanthropes.

Je ne sais donc pas s’il est encore bien prudent d’oser affirmer que nous assistons aujourd’hui à l’un des plus tristes momens de notre histoire littéraire. Cette affirmation, qui, il y a quelques années, aurait suffi pour marquer un homme de la qualification d’esprit chagrin, n’est désormais cependant pour le plus grand nombre qu’un lieu-commun vulgaire. Le public commence à être frappé de cette stérilité toujours croissante et de cette inquiétante impuissance qui gagne l’un après l’autre les organes de la pensée. Est-il donc décidément vrai que la conscience s’oblitère, que l’imagination s’éteint, que la force de méditation semble épuisée, que le génie de l’observation ne sait plus pénétrer les plus fragiles surfaces ? L’homme semble ne plus avoir à son service que des yeux, des mains et des oreilles, et encore ces mains deviennent-elles de jour en jour plus malhabiles, ces yeux n’ont-ils plus aucune grande curiosité, et ces oreilles s’ouvrent-elles de préférence pour écouter les bruits les plus vulgaires. L’homme a encore des sens ; mais comme l’âme a diminué et ne commande plus en maîtresse, les sens, comme d’honnêtes ouvriers qui ne recevraient plus d’ordres, accomplissent tant bien que mal les difficiles tâches dont l’âme avait seule le plan et le secret. Ils font ce qu’ils peuvent en vérité, et mettent souvent à faire leur œuvre une bonne volonté dont on doit leur savoir gré ; ils se rappellent de loin en loin quelques-unes des anciennes instructions de l’âme, et ils les appliquent quelquefois avec dextérité ; mais comme la plupart du temps ils doivent agir avec le secours de leurs inspirations, ils commettent les plus impardonnables maladresses. S’il est une leçon morale qu’on puisse tirer de la littérature française contemporaine depuis une quinzaine d’années, c’est que les sens peuvent bien être d’excellens ouvriers, mais qu’ils ne seront jamais que de médiocres artistes. Ils ont fini par s’apercevoir de cette vérité ; aussi commencent-ils à renoncer aux grands projets et aux grandes œuvres, et ont-ils de préférence recours aux sujets qui leur sont familiers. Le tapage, la confusion, le scandale, sont de leur domaine, et ils en usent sans vergogne. Pour le quart d’heure, certaine littérature est une vaste arène de commérages, de scandale et de diffamation.