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Romanciers et dramaturges mettent en scène sous des noms transparens non-seulement leurs amis et connaissances, mais les gens même qu’ils ne connaissent pas, et dont ils ne savent rien, le premier passant venu, pourvu toutefois qu’il ait un nom, aussi modeste qu’il soit.

« Que voulez-vous ? il faut expier votre talent ! » écrivait-on récemment à un homme de notre connaissance qui se plaignait d’être victime d’un de ces guets-apens littéraires, d’autant plus lâches qu’ils sont assurés de l’impunité. Les paroles de cet indulgent et complaisant contemplateur des mœurs de notre époque expriment, paraît-il, plus qu’une opinion personnelle et un conseil de résignation ; elles sont, à ce qu’on assure, l’expression d’une loi nouvelle qui cherche à s’établir, et en vertu de laquelle toute gloire acquise, toute célébrité reconnue devront être expiées par l’injure et la calomnie. Il y a une foule de gens qui semblent penser que l’outrage est naturellement dû à quiconque a occupé l’opinion, et qui sont tout désappointés lorsque, au sortir du théâtre ou après la lecture d’un roman, ils n’ont pas éprouvé les émotions agréables de malignité et d’envie que donne le scandale. Nous ne plaisantons point. Pour prendre un exemple tout récent, beaucoup de gens, alléchés par le titre de la pièce nouvelle de M. Dumas, avaient espéré que le jeune auteur imiterait le crime de Cham pour les amuser et les faire rire. Désappointés, ils n’ont pu pardonner à l’auteur d’avoir obtenu un succès sans commettre une indécence. Voilà les charmantes transformations qu’une littérature sans frein et sans pudeur est en train de faire subir au sens moral du public ! Où cela s’arrêtera-t-il ? Cela ne s’arrêtera pas. Les jours de Martial sont revenus, avec cette différence toutefois que Martial se contentait de cinq ou six vers pour envelopper ses turpitudes, tandis que nos modernes diffamateurs ne se contentent pas à moins de quatre cents pages. Tels sont les progrès amenés par la civilisation chrétienne et la perfectibilité humaine. Ainsi prenez-en bravement votre parti : saluez et souriez, si vous êtes plus ou moins sycophante ; taisez-vous et détournez la tête, si vous êtes un honnête homme. Le scandale ne fait pas seulement le principal attrait de certaine littérature, il lui rend encore le signalé service de dissimuler son indigence et de cacher sa nudité. Le scandale, c’est la robe aux couleurs voyantes qui couvre la courtisane déshonorée ; ce sont les oripeaux ornés de clinquant qui transforment le bateleur en personnage merveilleux. Si cet horrible attrait n’existait pas, vous verriez à quel point tout cela est pauvre, mesquin, voisin de la sottise ; vous pourriez mesurer cette indigence littéraire que tout le monde avoue, et que personne n’ose plus contester.

Prenons garde cependant d’être injuste, et de trop accorder au