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pessimisme. Si cette décadence littéraire est évidente, elle n’est pas également complète sur tous les points. La mort n’a pas fait partout les mêmes ravages. Bon nombre d’esprits courageux et élevés luttent contre l’indifférence croissante ou les mauvaises tendances de la mode, et refusent de croire qu’ils seront vaincus. Les grandes causes ont encore leurs avocats, qui se retrouvent aux occasions solennelles ; la religion, la philosophie, la justice, les seules choses qui vaillent la peine d’être aimées, trouvent encore des défenseurs. La littérature sérieuse maintient donc encore sa supériorité avec un avantage marqué. En est-il de même de la littérature qui s’adresse au plus grand nombre, et qu’on appelle la littérature d’imagination ? N’est-ce pas là surtout que la marée montante de la médiocrité menace de tout submerger ? Et ne semble-t-il pas que le mal soit d’autant plus actif que la forme littéraire à laquelle il s’attaque est faite pour un plus vaste public ? La poésie, qui s’adresse à un moins grand nombre de lecteurs que le roman ou le drame, n’a plus, en réalité, qu’un petit nombre de fidèles et de croyans, mais en revanche elle compte encore beaucoup de prêtres zélés et surtout beaucoup de pieux desservans. Le roman, qui est le genre littéraire le plus en harmonie avec les instincts de notre époque, qui a le privilège d’intéresser et d’émouvoir tous ceux que la poésie ne pourrait pas toucher, le roman, qui est la vraie poésie des esprits prosaïques, est encore cultivé par quelques esprits délicats et même puissans, comme le grand romancier dont les lecteurs de la Revue applaudissaient hier encore le succès récent. Mais c’est au théâtre, c’est dans le drame et la comédie, cet art des foules et des multitudes, cet art qui s’adresse à tous indistinctement, riches ou pauvres, ignorans ou lettrés, que la décadence est complète. Là nulle trace de préoccupation sérieuse, aucun souci de la grandeur morale, nul rayon de poésie. Là dominent ce qu’on appelle en argot dramatique les ficelles et les trucs, là le génie est remplacé avantageusement par je ne sais quel instinct d’habileté matérielle, comparable à l’instinct architectural du castor. L’art, lorsqu’il daigne s’y montrer, s’y élève à la hauteur de la photographie et du daguerréotype. Le théâtre, à l’heure présente, c’est véritablement les colonnes d’Hercule de la décadence littéraire.

Le premier trait qui frappe les regards du curieux, c’est la singulière ressemblance qu’ont entre elles les nouvelles productions dramatiques. Toutes répètent le même air, jeune encore et pourtant déjà vieux, qui depuis quelques années résonne sur tous les théâtres de Paris sans exception, depuis le classique Théâtre-Français jusqu’au sentimental Gymnase et à la mélodramatique Porte-Saint-Martin. Si la chanson n’est pas neuve, son succès grandit de