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t. Heureusement les avantages de cette nouvelle invention se feront surtout sentir sur le personnel naviguant, dont elle change complètement la composition.

Nous avons vu en effet déjà bien des progrès dans les formes des bâtimens, — le vaisseau à trois ponts à voiles, les frégates à roues, le vaisseau à hélice actuel ; — mais toujours le même personnel figurait à bord, c’est-à-dire presque exclusivement des matelots de l’inscription maritime et très peu d’hommes de la conscription. Les mâtures que l’on conservait dans un intérêt d’économie en temps de paix, et sur tous les vaisseaux à vapeur à grande et à petite vitesse, maintenaient quand même l’ancien système d’armement dans la marine. Au contraire, les bâtimens blindés, destinés à attaquer des places, à forcer des passes, à se battre contre leurs pareils, seront construits pour se porter rapidement d’un point à un autre, pour ne jamais sortir de l’Europe, c’est-à-dire de la Manche et de la Méditerranée ; ils doivent être munis de fortes machines et faire disparaître nos lourdes et incommodes mâtures. Les voiles carrées leur nuisent et ne peuvent que les retarder ; les voiles latines seules suffisent pour les appuyer. Nous n’avons donc plus besoin d’un aussi grand nombre de marins venant de l’inscription maritime ; des matelots canonniers et fusiliers, c’est-à-dire des hommes de l’intérieur, peuvent être pris avec avantage, et alors seulement tombe pour toujours cette terrible objection : « La France n’a pas assez de marins ! » Prenons des hommes de la conscription, apprenons-leur le maniement du canon, du fusil et des rames dans les ports et sur l’escadre d’évolution ; renvoyons-les ensuite en congé renouvelable comme fait l’armée, et nous aurons bientôt une réserve qui doublera nos ressources sans un grand surcroît de dépense.

Toute la question est là, car l’essor de notre marine n’est arrêté depuis des siècles que par l’insuffisance du personnel. On a introduit, je le sais, depuis longtemps des hommes du recrutement dans la composition des équipages de nos vaisseaux ; mais jamais on ne les a pris comme la base, comme l’élément principal de notre force maritime : on ne le pouvait pas. La flotte dite de guerre, conservant ses mâtures et ses voiles, nous obligeait de faire du système de manœuvres qu’elles entraînent un objet constant d’étude. La grande préoccupation du moment était donc de former des marins, et l’on rencontrait ainsi des difficultés insurmontables, lorsqu’il fallait mettre promptement quelques vaisseaux sur le pied de guerre. L’on n’avait pas de réserve exercée au canon ni au fusil, et c’est, depuis l’invention de la vapeur, la première condition de force d’une escadre. L’on perdait tout le bénéfice du recrutement, pour ainsi dire illimité, des hommes venus de l’intérieur.