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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/166

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et non prêtresse des inspirations d’en haut, que ne puis-je, sans sortir de l’ombre, susciter et soutenir un esprit qui révélerait aux hommes un aspect nouveau de l’éternelle poésie !… » Vagues rêveries, aspirations confuses, que je traduis avec trop de précision peut-être, mais qui n’étaient pas cependant chez cette âme ardente et inquiète un vain caprice de jeune fille. C’était bien, à certains égards, une Germaine des temps primitifs au sein d’une société toute différente. « Les Germains, dit Tacite, croient qu’il y a chez les femmes quelque chose de divin et de prophétique ; aussi ne dédaignent-ils pas leurs conseils, et font-ils grand cas de leurs prédictions. » Ce quelque chose de divin, Charlotte le sentait en elle, et au lieu de susciter des héros, elle eût voulu créer un poète.

Charlotte venait d’accomplir à peine sa seizième année quand un jour son frère introduisit dans la maison paternelle un de ses camarades de l’université. Le nouveau-venu était un jeune homme de dix-neuf ans nommé Henri Stieglitz. Né en 1803 à Arolsen, en Westphalie, il avait commencé ses études d’université à Goettingue ; mais, compromis, à tort ou à raison, dans les agitations politiques de la Burschenschaft, il avait dû quitter la célèbre école du Hanovre, et il était venu se réfugier à Leipzig. C’était un esprit grave, austère, appliqué à de fortes études, et très enclin cependant aux rêveries ambitieuses. En même temps qu’il étudiait en philologue les monumens de la littérature antique, il se croyait appelé à régénérer la poésie de son époque. Une intimité fraternelle ne tarda pas à s’établir entre Charlotte et Henri ; ils passaient de longues heures à échanger leurs rêves, à s’entretenir de poétiques théories et de méditations religieuses. Henri appréciait dans Charlotte une intelligence ouverte qui s’associait à toutes ses pensées, une confidente dont l’attention ne se lassait pas, j’allais presque dire un camarade plus bienveillant que ses compagnons habituels. Assez indifférent d’ailleurs à sa grâce et à sa beauté, il ne devait l’aimer que plus tard, et par réflexion seulement, si je l’ose dire. Elle au contraire, elle l’aimait d’avance : c’était le rêve de ses inquiètes années qui lui était soudainement apparu ; la vie désormais ne lui était plus à charge, elle avait sa tâche à remplir, elle avait à enfanter un poète. Que lui importait d’abord l’indifférence du brillant songeur ? Elle le voulait surtout amoureux de ses belles chimères et passionné pour la gloire : il lui était doux d’aimer le poète sans qu’il le sût lui-même, d’entretenir en lui l’inspiration, de l’encourager, de lui aplanir les voies, de le faire monter toujours jusqu’au rameau sacré, dût-elle ne jamais partager avec lui son idéale couronne !

Un soir cependant il lui arriva de sentir l’amertume et le vide de ce dévouement impossible. Charlotte avait passé la soirée, comme elle faisait souvent, avec sa mère et Henri Stieglitz, écoutant ou