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debout à l’autel était le prêtre enveloppé d’un nuage d’encens. Il disait des paroles que je ne pouvais saisir, c’était un murmure plutôt qu’une prononciation distincte ; mais tout mon cœur était si plein, si fervent, si complètement maître de lui-même et uni avec Dieu, qu’il n’aurait pas battu plus saintement aux paroles de Jésus dans le jardin des Olives. Je me précipitai à genoux, et, dans un transport de piété, je me mis à prier. Tout à coup une image m’apparut, une image… ô Charlotte ! tu n’as jamais rien vu de si parfait… Quelle angélique pureté ! quelle douceur ! quel charme ravissant ! Ses yeux noirs lançaient des flammes qui pénétraient mon âme tout entière, de noires tresses de cheveux couronnaient son front si noble, le souffle qui s’exhalait de ses belles lèvres pourprées était le souffle même de l’amour. Elle flottait devant moi, comme un séraphin, dans une robe blanche que retenait au-dessous de la poitrine un ruban légèrement rouge. Ah ! ma bien-aimée, voir une telle image et rester insensible, — que dis-je ? rester insensible ! — voir cette sainte, et ne pas s’agenouiller devant elle dans un ravissement de piété infinie, cela ne se peut. Eh bien ! je te l’avouerai, Charlotte, c’est ton image qui m’apparut, c’est ton fiancé qui s’agenouilla, ivre de bonheur, et se mit à prier de toutes les forces de son âme devant la pure vision qui s’inclinait vers lui. »

Nous sommes en Allemagne, dans un pays d’élan mystique, d’effusion religieuse, où l’amour emploie souvent le langage de la dévotion ; est-ce ainsi cependant que peut parler, dans tous les pays du monde, un cœur vraiment épris ? est-ce ainsi que parle Werther ? Non, ce n’est pas l’amoureux qui prononce de telles prières, c’est le poète découragé qui implore une assistance extérieure pour subvenir à sa faiblesse. « Je ne voudrais pas, disait le roi Lear de Shakspeare, devenir fou ! » Stieglitz semble dire d’une voix aussi navrante : « Je ne voudrais pas être frappé de paralysie intellectuelle. À mon secours, Charlotte ! sauve-moi de moi-même, rends-moi la foi qui fait la vie, car je sens bien qu’il y a quelque chose dans Cette âme que gagne peu à peu un engourdissement meurtrier ! » Ces craintes, qui le poursuivent sans cesse, il les exprime sous maintes formes. Tout à l’heure c’étaient des prières, des cris d’adoration, dans lesquels nous démêlions aisément les inquiétudes de son esprit ; maintenant c’est le récit d’une rencontre, d’un incident de voyage, incident qui pour tout autre que lui aurait passé inaperçu, et ne mériterait guère d’être raconté, mais qui prend sous sa plume un intérêt singulièrement vif :


« Je viens de ressentir une impression étrange, et j’en ai été si vivement saisi que j’ai absolument besoin d’apaiser mon trouble auprès de toi, ma chère bien-aimée, avant de penser à autre chose. Après le repas, j’étais entré dans la fabrique située à l’extrémité du jardin, j’examinais le travail des