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ouvriers, et j’avais déjà parcouru plusieurs salles, quand j’aperçus au milieu des machines un homme qui me regardait fixement. Sa figure, où la mélancolie semblait avoir creusé depuis longtemps ses sillons, était empreinte d’une expression rêveuse et romanesque ; assez fort d’ailleurs, il était extrêmement pâle, et le feu de la vie n’éclatait que dans ses grands yeux d’un bleu sombre. D’abord je ne l’avais regardé qu’en passant, mais involontairement mes yeux se reportèrent sur lui avec intérêt. Tout à coup il vint à moi et me dit avec un accent étrange : « Mon cher jeune monsieur, n’êtes-vous pas un poète ? » Fort surpris, je lui demandai d’où lui venait cette conjecture. « Oh ! dit-il, je l’ai bien vu dès le premier jour, et chaque fois que je vous ai observé dans le jardin, j’ai compris que je ne m’étais pas trompé. » Que j’arrosasse les fleurs ou que je fisse manger les poules, que je fusse occupé à lire ou à écrire, à tout instant, disait-il, le poète brillait dans toute ma personne, et c’était là ce qui l’avait attiré vers moi. Je lui dis qu’en effet la poésie avait toujours eu pour mon âme un immense attrait, qu’elle était à mes yeux le but suprême, le sommet de l’existence. « Oh ! moi aussi, je suis né poète ! s’écria-t-il avec un profond soupir, et j’aurais pu devenir quelque chose ! Mais tel est le destin : il nous donne des dispositions, il met en nous des germes, puis, quand ces germes vont s’épanouir, il fait pleuvoir sur eux la grêle, il les crible, il les écrase, et ce qu’il y avait de meilleur dans notre nature est anéanti. Ah ! que de bonnes choses ne détruisent pas le malheur, la misère, et surtout le plus cruel des maux, un amour dédaigné ! » Au moment où il disait cela, de grosses larmes coulèrent de ses yeux, et il attacha sur moi un regard immobile. Je lui témoignai de la sympathie, et comme son camarade venait de sortir, il se mit à me raconter son histoire. Son père, qui possédait un assez bon domaine dans les vallées du Harz, avait pris grand soin de son enfance, et l’avait destiné à l’étude à cause de ses heureuses dispositions ; il y réussissait à merveille, bien que dominé par le goût de la solitude et par une disposition à se concentrer en soi-même, disposition qui jamais cependant ne l’avait éloigné de la nature ; il avait conçu un plan qui ne le quittait pas, il méditait une grande épopée religieuse, à la façon de la Messiade, mais plus vive, nullement abstraite, et de jour en jour son inspiration se développait en lui avec une vigueur originale. Ce fut alors que de grands malheurs, coup sur coup, vinrent frapper sa famille : son père mourut de chagrin ; lui-même, il fut victime de ses tuteurs, et, voyant bien qu’en de telles circonstances tous ses efforts seraient inutiles, il renonça aux études. Il devint garçon boulanger, mais son amour de la poésie le suivit encore dans ce nouvel état : il couvait toujours dans sa pensée le plan de son épopée religieuse, et il passa plus d’une nuit à ruminer ses rêves. Il continuait aussi ses lectures. Bientôt il aima une jeune fille, et tout un monde nouveau s’ouvrit à lui. Il voyait en elle la plus pure, la plus loyale des créatures. Arrivé à ce point de sort récit, il s’arrêta tout à coup et parut en proie à une violente émotion. Ce silence, cette émotion subite, tout cela disait assez combien il s’était fait d’illusions sur le compte de celle qu’il avait aimée. Je ne l’interrogeai pas, et le laissai quelque temps plongé dans une immobilité morne. J’appris ensuite que, poussé par le désespoir, il s’était fait soldat, qu’il avait fait la campagne d’Espagne sous Masséna, qu’il avait manqué à la subordination, et qu’étant passé devant un conseil de guerre,