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les tremblemens d’un lévite. Chaque pas qu’il fait dans la vie, chaque épisode de ses voyages, chaque incident de ses études le ramène toujours à la poésie. C’est pour être poète qu’il veut d’abord être homme et soustraire son âme à toute pensée vulgaire. C’est pour enrichir son inspiration future qu’il admire les splendeurs du jour et les merveilles de la nuit, le tumulte des cités et le silence des forêts, le charme des vallées du Neckar et la sauvage majesté de la Mer du Nord. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend sur sa route peut trouver place un jour dans ses chants ; ainsi point de distractions, point de négligence, le poète doit tout savoir. Homère ne connaissait-il pas toute la civilisation de son temps ? Henri Stieglitz accomplit sa tâche en conscience : il interroge les ouvriers, il s’entretient avec les paysans, et quand il vient de visiter la forteresse prussienne construite sur les rochers qui font face à Coblentz, il écrit tout joyeux à sa fiancée : « J’ai beaucoup appris aujourd’hui ; moi qui aime à parler de navigation avec les marins, d’horticulture avec les jardiniers, et de chasse avec les chasseurs, afin de réunir ces notions diverses en un riche trésor que l’activité créatrice de mon esprit saura employer en temps utile, j’ai été heureux d’acquérir des notions claires et précises sur l’art des fortifications, car, je le sens mieux de jour en jour, une riche provision d’études sur les sujets les plus variés, voilà le trésor inaliénable du poète. » Vous devinez d’après cela quel sera son enthousiasme quand il s’agira pour lui d’études plus spécialement poétiques, quand il visitera les écrivains en renom, quand les musées, les théâtres, les ateliers des grands artistes lui révéleront leurs merveilles, quand M. Boeckh, l’illustre philologue, lui expliquera l’organisation des cités helléniques, quand Hegel l’admettra dans son intimité, quand l’auteur de Freyschütz, en des lettres cordiales, le traitera comme un jeune frère.

Cette correspondance d’Henri Stieglitz, si curieuse pour l’étude psychologique du poète, offre donc en même temps un vif tableau de l’Allemagne intellectuelle dans les dernières années de la restauration. Maintes physionomies d’écrivains et d’artistes y sont dessinées en quelques traits par un esprit ouvert à toutes les émotions généreuses. Henri Stieglitz a déjà publié quelques pièces de vers sur le soulèvement de la Grèce ; il a chanté les héros de l’indépendance hellénique, il a fait appel aux sympathies de l’Europe en faveur des soldats de Botzaris, et ses accens ont ému plus d’un cœur en Allemagne. Ce n’est pas tout, des esprits austères, des maîtres révérés, Jacobs à Gotha, Bouterweck à Goettingue, ont les yeux sur le jeune écrivain ; Bouterweck voit en lui l’héritier du brillant poète Ernest Schulze, sitôt enlevé aux lettres, et qui associait aussi à l’enthousiasme poétique les plus sévères études de philosophie grecque