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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/288

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Quand le mouvement de la division Bosquet est accompli, le canon résonne sur les hauteurs. Des flocons d’une épaisse et blanche fumée, qui ressemblent à des nuages tombés du ciel, sortent de tous les plis, s’accrochent à toutes les aspérités des sommets que nous allons gravir. De tous côtés, le combat s’engage. Le général Canrobert, à qui le destin réserve dans un si prochain avenir le commandement suprême, fait ce jour-là, pour me servir de ses expressions, ses adieux à sa vie de soldat. Il se jette avec ses tirailleurs sur les obstacles que sa division doit enlever de front. Le maréchal Saint-Arnaud semble triompher non-seulement des Russes, mais du mal qui le torture depuis tant de jours et tant de nuits. Il est agile, il est dispos, il manie vigoureusement son cheval ; il a sur les traits cette bonne et noble expression qui lui gagne le cœur des soldats. Il s’arrête un moment sur une colline d’où son regard peut embrasser toute l’action. Mes spahis, qui lui servent d’escorte, admirent ces grandes luttes européennes dont ils n’avaient même pas la pensée. Pour moi, un des spectacles les plus dignes d’occuper les yeux est un incendie allumé derrière l’Alma, en face d’une de nos batteries qui envoie des boulets à toute volée. Un village dévoré tout entier par les flammes répand cette belle lueur d’un rouge sanglant que les maîtres de la peinture ont essayé souvent de reproduire ; sur ce fond éclatant et sombre à la fois, nos canonniers et leurs pièces se dessinent avec vigueur. La guerre a l’air d’avoir concentré ses plus farouches énergies dans ce coin du tableau. Cependant ça et là une poussière mêlée de fumée voltige sur le tertre où se tient le maréchal. De tous côtés, l’air commence à se peupler de projectiles ; j’assiste à un merveilleux défilé. Si même sur les champs de revue et de manœuvre on sent une sorte d’émotion dont on est tout étonné lorsqu’au bruit du clairon et du tambour on voit marcher les rangs agiles et alignés de nos soldats, que ne doit-on pas éprouver quand on voit passer ces mêmes hommes courant à des destinées inconnues, et soulevés de terre par l’enthousiasme, comme le sont les saints, dit-on, par la prière !

Enfin nous allons franchir la rivière à notre tour. On ne veut pas que les burnous rouges de mes spahis attirent une grêle de boulets sur le maréchal. Je me porte en avant, et à soixante pas sur sa droite ; je trouve un gué et des passages que nos chevaux franchissent sans peine. Quand je suis arrivé sur cette rive où Dieu avait placé depuis des siècles pour nous attendre la victoire que nous étions venus chercher de si loin, je m’arrête et je contemple une scène qui est encore devant mes yeux. Le maréchal est au milieu de l’Alma ; l’eau jaillit sous les pieds de son cheval ; à ses côtés, des chasseurs à pied traversent la rivière ; un clairon sonne la charge ; les projectiles passent au-dessus de ce groupe ; quelques balles y