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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/289

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pénètrent ; l’une de ces balles déchire le fanion que porte un jeune sous-officier de chasseurs d’Afrique. Le maréchal parait radieux ; il ne souffre plus, il est jeune. Il jouit et brille de cette faveur que les victorieux reçoivent directement du ciel.

Je continue ma marche, et je parviens aux lieux où la lutte a eu le plus d’opiniâtreté et de force, à un petit bâtiment en pierres blanches, appelé le télégraphe) qui est environné de cadavres, et qui, décoré de notre drapeau, sert encore de cible aux boulets. Là m’attendait une émotion que je ne veux point passer sous silence. Il y a tel endroit dans les plus obscures existences où semble tout à coup surgir un effet préparé avec un étrange soin par la Providence. Sur cette cime où j’arrivais la joie au cœur, un soldat vint m’offrir son bidon et me tendre la main : cet homme était pour moi le souvenir vivant d’un temps étrange et cher de ma vie. C’était un de ces volontaires qui en 1848 me témoignèrent une généreuse affection, et dont le sang mêlé au mien m’ouvrit la carrière où je marche aujourd’hui. Cet enfant de Paris était soldat au 1er zouaves ; il est mort caporal aux zouaves de la garde à la prise de Malakof. Les régimens de zouaves exercent sur la jeunesse parisienne une séduction particulière. Leur poétique uniforme, leurs libres et audacieuses allures, leur célébrité déjà légendaire malgré ce que leur origine a de récent, en font de nos jours la plus vive expression de cette chevalerie populaire qui date de Napoléon. En me séparant de mon ancien compagnon, je sentis sur ma main quelque chose d’humide et de chaud ; une balle avait brisé les doigts que je venais de toucher. Je me rappellerai toujours cette sanglante poignée de main sur cette butte jonchée de morts ; elle m’apportait à cette heure solennelle de ma vie une mâle et douce étreinte de mon passé.

Les Français étaient maîtres des positions qu’ils devaient enlever ; mais l’armée anglaise n’avait pas encore accompli sa tâche. Elle s’avançait sur notre gauche par masses profondes, se remuant avec une imposante lenteur. J’étais placé de manière à ne rien perdre du mouvement qu’exécutaient les gardes de la reine. Je voyais les boulets russes entrer dans leurs rangs et enlever des files entières. Je suivais aussi du regard leur artillerie, qui offrait le plus frappant contraste avec la nôtre. L’artillerie française, ce jour-là, s’était transformée en cavalerie légère ; elle avait franchi au galop ravins, rivières, sentiers obstrués ou défoncés, et s’était portée à la poursuite de l’ennemi là où il semblait que l’on pût à peine envoyer quelques tirailleurs. L’artillerie anglaise s’avançait à une grave allure avec ses magnifiques attelages. Ce pas mesuré, cette marche méthodique de nos alliés en face de positions redoutables qu’ils abordaient de front ne manquaient pas assurément de grandeur ; toutefois