Le métier de marin heureusement a cette supériorité sur celui de soldat, qu’il subit une transformation moins complète quand l’état de paix succède au temps de guerre. La plupart des qualités dont il faut faire preuve en présence de l’ennemi, la fermeté, la décision, le coup d’œil prompt et sûr, sont encore les dons naturels que les chances les plus vulgaires de la navigation viennent mettre constamment en relief.
L’avancement néanmoins se trouvait suspendu pour un temps indéterminé dans l’armée navale. Nos rangs, déjà trop serrés, avaient dû s’ouvrir pour recevoir les officiers de l’ancienne marine qui avaient survécu aux misères de l’exil ou échappé au désastre de Quiberon. L’ordonnance du 1er juillet 1814 établit qu’il ne serait fait de promotions dans le personnel de la flotte que lorsque les cadres en auraient été ramenés, soit par des mesures administratives, soit par les extinctions naturelles, aux limites réglementaires. Je dus donc me trouver fort heureux d’obtenir, au milieu du découragement universel, le commandement d’une division navale dont l’armement avait lieu à Brest et à Rochefort. Cette division était destinée à reprendre possession de la colonie de Bourbon, que le traité de Paris venait de restituer à la France, et la mission qui m’était confiée allait me permettre d’observer à leur début les rapports nouveaux qu’une paix encore inquiète et soupçonneuse devait établir entre la France et l’Angleterre.
Le 16 novembre 1814, j’appareillai de la rade de l’île d’Aix, avec trois corvettes de charge et la frégate la Psyché, sur laquelle flottait mon guidon de commandement. Après quatre-vingts jours d’une pénible navigation, nous jetâmes l’ancre au fond de la baie de la Table, mouillage habituel des navires qui s’arrêtent au cap de Bonne-Espérance. L’embarcation que je m’étais empressé d’expédier à terre se croisa avec celle que le gouverneur et l’amiral anglais m’envoyaient pour m’offrir leurs services. Dès que je me fus acquitté des saluts d’usage, j’allai rendre visite aux autorités de la colonie. Nos anciens ennemis se montrèrent d’une politesse exquise, et je dois ajouter que, pendant tout le temps que nous passâmes au Cap, nous n’eûmes qu’à nous louer de la délicatesse de leurs procédés. Le gouverneur, lord Somerset, et l’amiral Taylor, dont l’escadre était en ce moment mouillée à Simon’s-Bay, nous comblèrent à l’envi des plus gracieuses prévenances.
J’avais espéré qu’en touchant au cap de Bonne-Espérance, j’y trouverais les ordres du gouvernement anglais pour la remise de l’île Bourbon ; mais d’après les explications qui me furent données par les autorités du Cap, la cession de Bourbon était du ressort du gouverneur de l’Ile-de-France. Je regrettai beaucoup d’avoir à montrer