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Un seul moyen reste, suivant moi, pour tirer la philosophie de cette situation indécise, c’est de convenir qu’elle est moins une science qu’un côté de toutes les sciences. Qu’on me permette une comparaison vulgaire : la philosophie est l’assaisonnement sans lequel tous les mets sont insipides, mais qui à lui seul ne constitue pas un aliment. Ce n’est pas à des sciences particulières, telles que la chimie, la physique, etc., qu’on doit l’assimiler ; on sera mieux dans le vrai en rangeant le mot de philosophie dans la même catégorie que les mots d’art et de poésie. La plus humble comme la plus sublime intelligence a eu sa façon de concevoir le monde ; chaque tête pensante a été à sa guise le miroir de l’univers ; chaque être vivant a eu son rêve qui l’a charmé, élevé, consolé : grandiose ou mesquin, plat ou sublime, ce rêve a été sa philosophie. Voilà pourquoi l’histoire de la philosophie ne ressemble nullement à l’histoire des autres sciences ; elle n’a pas de développement régulier, elle ne procède point par des acquisitions successives. L’individualité de chaque penseur s’y reflète. Prenez les Annales de physique et de chimie, vous y trouverez des mémoires qui dénotent plus ou moins d’habileté ; mais vous n’en trouverez aucun qui vous donne quelque indice sur le caractère moral de l’auteur. Il n’en est pas de même en philosophie. La philosophie, c’est l’homme même ; chacun naît avec sa philosophie comme avec son style. Cela est si vrai que l’originalité personnelle est en philosophie la qualité la plus requise, tandis que dans les sciences positives la vérité des résultats est la seule chose à considérer.

On fera toujours de la philosophie, comme on fera toujours de la poésie ; mais de même que j’ai des craintes pour l’avenir de la plupart des genres de poésie sans avoir de craintes pour l’avenir de la poésie elle-même, ainsi je crois peu à l’avenir de la philosophie, envisagée comme une science spéciale, sans avoir le moindre doute sur l’éternelle persistance du sentiment philosophique. Peut-être viendra-t-il un jour où l’on fera toute chose poétiquement et philosophiquement, sans faire précisément de poésie et de philosophie. Quels sont déjà, de notre temps, les interprètes de la grande poésie, de celle qui sort de la nature et de l’âme, comme une éternelle plainte et un divin gémissement ? Quelques poètes sans doute, fidèles encore à la tradition philosophique ou religieuse, mais surtout des savans, des critiques. On ne croit plus ni aux systèmes ni aux fictions. Nous ne concevons pas plus la possibilité d’une nouvelle hypothèse philosophique que nous ne concevons la possibilité d’une épopée. La critique a fermé pour longtemps la voie à ces grandes productions qui supposent une certaine spontanéité naïve. On ne s’émeut pas devant un décor percé à jour dont on voit les machines.