Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous sourions d’avance des efforts que va faire le poète pour nous tromper ; nous savons d’avance que le système qu’on nous propose n’échappera pas plus que ses devanciers à la loi fatale de la caducité. Une telle pensée suffit pour arrêter tout élan. Il faudrait redevenir grossier pour s’y soustraire, car un béotien seul peut ne pas ignorer que toutes les formules sont essentiellement incomplètes, que les prétentions de la philosophie ne sont pas plus justifiées que celles de la théologie, qu’elle aboutit à un dogmatisme aussi insupportable. Peut-être, quand nous serons vieux et incapables de tout comprendre, finirons-nous par oublier à ce point l’expérience de trois mille ans d’histoire et notre propre expérience ; mais, tandis que nous serons assez sains et assez forts pour ne pas sacrifier une moitié de la vérité à l’autre, nous ne poserons jamais devant nos yeux un écran volontaire, nous n’élèverons jamais autour de nous les murs d’une prison, nous ne nous attribuerons jamais un privilège d’infaillibilité en sachant bien que l’avenir refuserait de le ratifier.


II

>

Ce n’est donc pas nier la philosophie, c’est la relever et l’ennoblir que de déclarer qu’elle n’est pas une science particulière, mais qu’elle est le résultat général de toutes les sciences, le son, la lumière, la vibration qui sort de l’éther divin que tout porte en soi. Au fond, telle a été la conception de tous les grands philosophes. Aristote est l’encyclopédiste de son temps ; Roger Bacon, le vrai prince de la pensée du moyen âge, fut un positiviste à sa manière ; Descartes a tout compris, excepté les sciences historiques dont il ne vit pas l’importance ; Leibnitz, lui, est une mer sans rivage : il dévore toute science, même la science chimérique, la scolastique, l’alchimie ; Kant savait ce que savait son siècle. Tous les grands philosophes ont été de grands savans, et les momens où la philosophie a été une spécialité ont été des momens d’abaissement. Tel fut bien le second âge du cartésianisme, représenté par Malebranche. Telle fut, au plus haut degré, la stérile scolastique de la fin du moyen âge. De nos jours, les tentatives absolues de Schelling et de Hegel ont de même plutôt nui que servi au progrès de nos connaissances, en détournant les jeunes gens des recherches spéciales, en portant les esprits à se contenter trop facilement et à croire qu’on peut penser avec des formules. Le tourniquet de Raimond Lulle, qui devait servir à trouver toute vérité et à réfuter toute erreur, n’aurait pas eu d’effets beaucoup plus désastreux que cette logique prétendue avec laquelle on a cru pouvoir se passer d’étude et de patient labeur. En résumé, philosopher, c’est connaître l’univers. L’univers se compose de deux