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courage de descendre à Gigean. Elle resta seule à Saint-Félix, et s’asseyant devant la grande porte des ruines, la tchouna à ses pieds, elle regarda la commune (mairie), dont les murs blancs se dessinaient dans le lointain. Pitance avait accompagné Brunélou au village. Le pauvre garrigaire, ému par un triste pressentiment, trembla si fort au moment de prendre son numéro, que le vieux sergent dut tirer à sa place. Le chiffre 1 fut celui qu’il tira de l’urne. — C’est un heureux présage, dit l’ancien soldat en élevant le billet au-dessus de sa tête ; quand on part avec le premier numéro, on ne peut rester en arrière… Mais le jeune homme avait pâli et ne l’écoutait pas. Il pensait à la Frigoulette, qui allait rester veuve avant les noces ; il pensait à ses garrigues, qu’il ne reverrait plus de bien longtemps qu’en songe, à sa maisonnette, qu’on bâtirait sans lui, aux cabrioles de la tchouna, au chemin de Montbazin, à la liberté perdue…

Quand la Frigoulette connut le résultat du tirage, elle ne pleura pas. En face de l’événement accompli, elle retrouva son énergie tout entière. Comprenant qu’il fallait avant tout raffermir le courage de celui qu’elle aimait, elle cueillit précipitamment quelques touffes de romarin, de fenouil et de frigoule, enleva les plus beaux rubans à ses bonnets, et descendit en courant le petit sentier de la montagne, suivie de la chèvre, qui bondissait de roche en roche pour la suivre. La jeune fille arriva au milieu du groupe, que formaient les conscrits sur la place de la commune, au moment où Pitance, en versant de fortes rasades d’un vin capiteux aux garrigaires, leur vantait les charmes de la vie militaire. Elle s’avança d’un pas assuré vers Brunélou, et ornant ses habits et son chapeau de rubans et de fleurs : — Ces bouquets se faneront, dit-elle, mais garde-les toujours ; le parfum des plantes de la garrigue ne passe jamais, et en le respirant, tu te croiras encore parmi nous. Conserve aussi ces rubans, ce sont ceux dont j’aimais à me parer lorsque tu me conduisais au chemin de Montbazin. Je te jure de ne plus orner mes coiffes, de ne plus me promener à Juffet tant que tu seras soldat.

Une larme roula dans les yeux de Brunélou ; la Frigoulette était bien pâle, on voyait qu’un douloureux combat se livrait en son âme ; sa parole était brève, son geste saccadé, mais sa voix restait ferme. — Puisque rien ne peut t’empêcher de partir, ajouta-t-elle, nous devons songer à ton retour ; c’est pour nous désormais la meilleure pensée. Je vais bien travailler pendant que tu feras ton temps, et j’achèverai de payer et de meubler notre maisonnette afin qu’il ne reste plus qu’à nous marier dès que tu reviendras.

Tous les conscrits étaient déjà décorés de fleurs et de rubans. Tristes enseignes de leur nouveau sort, les numéros qu’ils avaient