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On était arrivé en effet devant les premières maisons de Fabrègues : la Gardiole finit là. Brunélou offrit alors à ses compagnons de boire à la gargamelle[1] le vieux vin que lui avait donné sa promise. — Ce sera le dernier souvenir amiglous (amical) du village, dit-il.

On vida la flasquette en silence ; un bruit de pas retentit sur la grand’route, et aucune parole ne sortit plus des lèvres des conscrits.


III

Bien des mois se passèrent sans apporter des nouvelles de Brunélou. Pitance, étant allé s’informer du jeune conscrit à Montpellier, apprit qu’il avait été dirigé vers Strasbourg, et ce fut là tout.

Fidèles à leurs fiancés, mais remplies de courage, les filles des garrigues ensevelissent leur tristesse au fond de leur âme. Pour ne pas ajouter des regrets superflus aux douleurs du foyer, elles oublient en apparence le pauvre soldat pour lequel elles prient en secret. Obéissant à la loi du pays, la Frigoulette n’osait donc plus parler de Brunélou. Comme elle le lui avait promis, elle ne quittait plus ses habits de toile ; suivie de sa chevrette, elle partait au jour avec sa trinca pour ne revenir qu’à la nuit ; la tchouna ne manquait jamais de la suivre. C’est à tort qu’on regarde le paysan comme isolé au milieu de son champ : dans le ciel, sur la terre, parmi les animaux ou les plantes, il y a pour lui tout un monde inconnu, qu’il voit, qu’il entend, qu’il observe ou qu’il devine. Un quadrupède, chèvre ou mouton, partage d’ordinaire la solitude du garrigaire. Traité en ami, ce compagnon du désert fait comme partie de la famille. La Frigoulette parlait souvent de Brunélou à la tchouna, et la chevrette, se tournant d’un air piteux vers la grand’route, semblait répondre à la jeune fille. L’été arriva, la sécheresse durcit la terre, et seule à son travail, la pauvre fille eut bien de la peine à rapporter chaque soir un peu de chêne épineux à Saint-Félix. Cependant la maisonnette était bâtie, et la Frigoulette se plaisait à contempler les murs fraîchement crépis de l’humble demeure ; mais il fallait bientôt songer à la payer, si l’on ne voulait la voir passer en des mains étrangères, et la Frigoulette n’avait pu encore donner au maçon qu’un mince à-compte. D’un autre côté, le labyrinthe de l’estarloga avait beaucoup souffert ; les cavaliers, la grêle avaient ravagé ses vignes, et pour tout remettre en état, le vieux Pitance travaillait sans relâche. La Frigoulette alla chercher de la besogne aux

  1. Boire à la gargamelle est une politesse qu’on se doit en goûtant tour à tour à la même bouteille : c’est faire tomber le liquide dans le gosier sans toucher le goulot avec les lèvres.