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symétriquement aux bords de la route par le cantonnier ! Tenant à la main un foulard neuf et une flasquette (gourde) de vieux vin de Frontignan, elle tâchait de glisser le tout dans le paquet de Brunélou. Ayant deviné le départ furtif des conscrits, la pauvre fille était allée les attendre dans la plaine de Launac. Elle voulait revoir une fois encore son fiancé et lui laisser un souvenir ; mais, afin de lui épargner l’émotion d’une dernière entrevue, elle l’avait guetté derrière un gros mûrier, espérant de là remettre, sans qu’il s’en doutât, le petit présent dans son paquet. Brunélou serra la jeune fille contre son cœur. La chèvre bondissait autour d’eux. À ce moment parut Pitance, portant le drapeau de la commune, à la tête d’un peloton de villageois qui venaient faire la conduite aux conscrits. Un hautbois jouait aigrement la Marseillaise, dans le lointain, quelques grands chapeaux qui se dessinaient sur la route annonçaient que les femmes suivaient de près. — Vous croyez donc, dit l’estarloga aux conscrits, que l’on peut tromper ainsi un vieux sergent et se sauver sans crier gare ! Le village tout entier est derrière moi pour vous serrer la main. J’ai voulu vous accompagner avec le drapeau de la commune, et si j’avais dix ans de moins, je marcherais à votre tête pour vous montrer le chemin de la gloire.

Le soleil commençait à réchauffer la campagne ; le hautbois exécutait la Marseillaise avec un entrain croissant. Les enfans accouraient de tous côtés, les femmes gémissaient assises sur les tas de pierres de la route, et les conscrits étaient toujours à la même place, serrant la main de leurs promises, et regardant avec douleur les garrigues, qui se doraient des premiers feux de l’aurore. — Allons, enfans ! s’écria Pitance, il est l’heure de se mettre en marche ; mais je vois bien que pour vous donner le courage d’avancer, il faut que les jeunes filles s’éloignent… Frigoulette, ajouta-t-il en prenant la main de l’orpheline, qui se laissa emmener avec une placidité automatique, donne l’exemple, et tes compagnes te suivront, à moins qu’elles ne veuillent se proposer au régiment comme cantinières.

Les jeunes paysannes s’en retournèrent à pas lents vers la Gardiole, tandis que les conscrits, comme réveillés en sursaut, reprenaient leur marche sur le ruban poudreux de la grand’route. La chèvre familière, la tchouna, courut d’abord de Brunélou à la Frigoulette, et de la Frigoulette à Brunélou ; mais l’orpheline et le jeune soldat se trouvèrent bientôt fort éloignés l’un de l’autre, et la chevrette dut se décider à suivre l’un des deux. Empreint d’une étrange mélancolie, le regard de l’animal se fixa sur le jeune paysan ; puis tout d’un coup, après être restée quelques secondes immobile, la tchouna partit comme une flèche dans la direction de Saint-Félix. — Pécaire ! pensa le jeune homme, j’ai déjà dit adieu aux garrigues, puisque ma chèvre m’abandonne !