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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/419

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bonheur ne paralysèrent plus la paysanne, qui courut se jeter dans les bras de son fiancé.

— Voilà le véritable jour de ton retour, lui dit-elle ; comme un enfant égaré, tu reviens enfin à la Gardiole.

— Je fumais ma pipe devant Pierre-Tintante, dit Brunel, et je m’ennuyais, comme cela m’arrive depuis quelque temps, lorsque je t’ai vue passer avec ta chèvre. Tes habits de toile, le parfum de la frigoule, les souvenirs du passé m’ont fait tressaillir, et j’ai compris alors que si je languissais, c’est que je n’étais plus garrigaire. J’ai donc quitté bien vite l’uniforme, et il m’a semblé qu’en reprenant les habits de la liberté je devenais un autre homme.

Ce fut une journée de bonheur. Brunélou le garrigaire était revenu, comme disait la Frigoulette. Seul, l’estarloga soupira, car si la jeune fille avait retrouvé son fiancé, le sergent en revanche venait de perdre son soldat. Il eut beau remettre sur le tapis Austerlitz et Inkerman, montrer ses épaulettes et son pompon jaunes, parler à Brunel du camp ou de la garnison ; celui-ci, redevenu paysan et abrité sous la douce égide de sa promise, resta sourd à toutes les provocations du bonhomme. — Nous valions mieux autrefois, disait Pitance ; ce n’est pas un grenadier de la vieille garde qui aurait ainsi abdiqué l’uniforme. — Et tout en plantant des embarbés[1] dans un coin de son labyrinthe, le vieux sergent jetait des regards complaisans sur les chevrons qui décoraient ses manches.

Le congé de Brunel se renouvela facilement. On avait oublié le régiment, la guerre et l’uniforme ; on reparlait d’avenir, de mariage. Le garrigaire était toujours soldat, il est vrai ; mais de la crainte que Brunélou ne fût rappelé au service avant le bienheureux moment des noces, il n’était jamais question. Il semblait que parler du régiment, ce serait attirer le malheur.

Il fallut bien pourtant, un jour, revenir à la triste réalité. On touchait au printemps de 1859, la guerre avec l’Autriche venait d’éclater, et un matin le brigadier de gendarmerie de Gigean montait à Saint-Félix pour avertir Brunel de se tenir prêt à reprendre les armes d’un moment à l’autre. Quel coup pour la Frigoulette ! Elle savait maintenant qu’il y avait un double danger pour son fiancé, celui de l’oubli en même temps que celui de la guerre, et la perspective de cette séparation nouvelle l’épouvanta plus encore que n’avait pu le faire la première. Une grande agitation régnait d’ailleurs dans le village, car la campagne d’Italie trouvait dans tous les cœurs un écho sympathique. Les garrigaires eux-mêmes s’engageaient volontairement aux refrains bruyans de la Marseillaise. Pour la première fois, de chaleureuses acclamations accueillaient le

  1. Boutures de plants de vigne.