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départ des conscrits ; on leur tressait des couronnes de fleurs, on décorait leurs fusils de bouquets, on les accompagnait longtemps avec des chants et des bravos. Heureux de vivre encore, Pitance s’enrouait à force de crier, se grisait en buvant au souvenir de la vieille garde, aux futurs triomphes des jeunes soldats, et tâchait de faire passer dans le cœur de Brunélou un peu de ce feu sacré qui fait les braves. Des conscrits et des soldats venaient de tous côtés se joindre à la petite cohorte qui partait de Gigean. Chacun arrivait décoré de fleurs ou de rameaux. La Frigoulette seule n’eut point le courage, d’orner le fusil de son fiancé du thym et du fenouil de la garrigue, mais elle le pria d’emmener la tchouna avec lui. — Je sais, dit-elle, qu’il est souvent permis en campagne d’avoir un chien ou une chèvre au régiment. Prends notre tchouna, elle te rappellera tout ce que tu laisses ici, et avec elle il ne te sera plus possible d’oublier un seul jour ton pays.

Tout ému, Brunélou prit la chèvre en laisse ; mais c’était une précaution superflue, car le pauvre animal, la tête-basse et la queue immobile, semblait résigné à subir la volonté de sa maîtresse.

La colonne des conscrits et des soldats en congé partit enfin. On entendit longtemps résonner leurs couplets joyeux dans l’air calme d’une belle journée, et pour mieux s’étourdir sans doute, Brunélou chanta plus fort que les autres.


V

Comme par le passé, Pitance se dirigea chaque matin vers Gigean pour y entendre lire les bulletins de l’armée d’Italie, qui, tirés du Moniteur, étaient collés à la porte de la commune, et chaque soir la Frigoulette attendit les nouvelles avec la même anxiété.

Un colporteur arriva un dimanche au village avec quelques grossières cartes d’Italie. L’estarloga en acheta une et la porta à l’orpheline. Cette dernière crut d’abord qu’elle ne pourrait jamais rien comprendre aux petits zigzags bleus, verts ou jaunes qui désignaient la situation des pays amis ou ennemis ; mais le sergent, qui se souvenait de ses anciennes campagnes, lui fit un vrai cours de stratégie. Parmi toutes les positions de nos corps d’armée, la jeune fille ne voulut connaître qu’un seul point, celui où, disait-on, campait alors le régiment de Brunel. La Frigoulette subissait le sort trop commun aux fiancées des garrigaires. Que de femmes sur les plateaux de la Gardiole dont la vie se partage en deux périodes par suite du départ forcé des enfans de la lande ! Une attente inquiète remplit de longues années, puis vient le mariage avec la dure nécessité du labeur quotidien…

À chaque nouvelle victoire remportée en Italie, la population des