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Il faut souhaiter, dans l’intérêt de la Russie, que l’esprit satirique de ses écrivains s’inspire d’un autre mobile.

Le succès de M. Pisemski s’explique heureusement par d’autres causes, et, si on peut lui reprocher sa sévérité pour les imitateurs de l’étranger, on ne l’accusera pas du moins de trop caresser l’amour-propre national. Le mérite de l’écrivain, on a pu le voir, est d’arriver par la simple combinaison des événemens aux effets que recherche la satire. Le romancier a su dévoiler sans vains ménagemens les faiblesses, les erreurs des classes moyennes de la société russe, de celles qui ont en main aujourd’hui la plus lourde tâche, et de qui dépend l’avenir du pays. M. Pisemski d’ailleurs n’a pas voulu seulement faire haïr le vice. Il laisse entrevoir à son pays ces mêmes perspectives idéales vers lesquelles le poète Nekrassof tourne aussi ses regards ; il répond de cette façon à un sentiment général parmi ses compatriotes. Le roman satirique, compris de la sorte, peut rendre de grands services à la Russie. Jusqu’ici, le roman russe se contentait de marcher sur les traces de Gogol. Un petit nombre d’écrivains, tels que MM. Grigorovitch et Tourgue-nef, avaient seuls essayé d’attirer l’attention du public sur le malheureux sort des paysans. Ceux qui mettaient en scène les employés russes se bornaient, ainsi que Gogol l’avait fait, à flétrir leurs habitudes de concussion. Il était impossible de s’en tenir là ; les fonctionnaires russes offrent un champ beaucoup plus vaste à l’étude du moraliste et à l’observation du romancier. Les désordres qui règnent dans l’administration ne proviennent pas uniquement de la cupidité des hommes qui la composent : il faut ajouter à cette honteuse faiblesse l’ignorance profonde, l’insouciance, l’incorrigible paresse, la servilité, par-dessus tout les habitudes d’intempérance si répandues dans la classe des fonctionnaires. C’est ce que les romanciers s’abstenaient de décrire, car il leur était interdit d’éclairer de pareils faits. Les changemens qui se sont opérés en Russie depuis la mort de l’empereur Nicolas ont fait tomber les entraves. Cette liberté a déterminé dans la satire morale un progrès dont témoigne le roman de Mille Ames. M. Pisemski n’a laissé dans l’ombre aucun détail de la vie publique ou de la vie privée des fonctionnaires russes. Cependant ce qui a surtout attiré le public, c’est moins peut-être cette exacte description que la vérité du caractère de Kalinovitch. Ce personnage n’est et ne pouvait être complètement imaginaire ; il existe dans l’administration impériale un grand nombre de jeunes gens intelligens et instruits qui, comme Kalinovitch, s’élèvent par le déshonneur, parce qu’ils ne consentent point à végéter dans l’obscurité et la misère. Aucun effort honorable ne saurait en effet les tirer de cette malheureuse situation ; l’insouciance