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et l’incapacité de leurs supérieurs, complètement étrangers la plupart du temps aux devoirs de leurs fonctions, l’indifférence du public pour le mérite intellectuel et moral, tout conspire contre leur légitime ambition. C’est pour rendre cette vérité encore plus frappante que M. Pisemski a opposé la destinée du prince Raminsky à celle de son principal personnage. Pourquoi ce dernier succombe-t-il dans la lutte hardie qu’il a engagée avec son indigne protecteur ? C’est que la fuite de sa femme le dépouille de son opulence et par conséquent de son influence, tandis que son rival, quoique criblé de dettes, impose encore par son titre et ses propriétés. L’auteur de Mille Ames a frappé juste, car son succès a tenu surtout à la courageuse protestation dont il s’est rendu l’organe.

La société russe doit déjà beaucoup aux efforts de ses romanciers depuis le jour où Gogol a pu s’attaquer aux vices des employés, et c’est sans contredit à l’émotion produite par les tableaux si vrais de la misère du paysan russe qu’il faut attribuer les tentatives de réformes que l’on fait aujourd’hui. La satire littéraire a eu encore un autre résultat : si elle n’est pas assez forte pour déraciner complètement les vices, elle est du moins puissante contre les ridicules. Parmi les romanciers russes qui, sans prétendre à la même influence morale que M. Tourguenef et M. Pisemski, ont observé des types nouveaux, il faut citer M. Grigorovitch. Tout récemment, dans le Chat et la Souris, M. Grigorovitch a mis en scène avec talent un fermier des eaux-de-vie, classe d’hommes qui, par leurs immenses richesses, par leur genre de prétentions, rappellent un peu nos anciens fermiers-généraux. Quant à M. Chtédrine, le spirituel auteur des Scènes de la Province, il a fort habilement reproduit certaines variétés de fonctionnaires dont il n’existait pas le moindre échantillon du temps de Gogol. C’est ainsi qu’il a esquissé en quelques pages le portrait d’un employé qui, à l’exemple du prince Raminsky, n’emprunte les dehors d’un homme parfaitement civilisé que pour légitimer en quelque sorte la bassesse de sa conduite. C’est un type vraiment nouveau en Russie ; pourtant ce n’est point dans l’intérieur de l’empire qu’on le trouvera : les fonctionnaires y sont encore fort incultes. C’est dans les capitales, dans les plus hautes régions administratives, parmi les jeunes fonctionnaires, les favoris des ministres et leurs auxiliaires les plus intelligens, que se rencontrent le plus souvent les hommes policés dont M. Chtédrine nous trace le portrait. On a pu même les voir à Paris, car ils voyagent ; mais dès qu’ils mettent le pied sur une terre étrangère, ils donnent ordinairement plus de gravité à leur maintien, plus de dignité à leurs discours, et on les prendrait volontiers pour des administrateurs modèles. L’administration russe n’a pas de plus chauds défenseurs qu’eux. Ils s’efforcent de faire croire que sa triste réputation en Europe est le