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dans l’espace, des taches noires ou de sombres lignes qu’aucune clarté n’illuminait plus. Bientôt je sentis sur mes épaules cette fraîcheur du soir qui, à la fin des journées d’automne, est toute remplie de tristesse, comme les larmes qu’elle suspend à chaque brin d’herbe. Ces grandes ombres, si chères aux poètes, commencèrent à s’étendre sur la vallée. Chacun reprit le chemin de son bivouac. Je trouvai dans ma tente avec une joie profonde le colonel de La Tour du Pin, qui avait pris part en volontaire à la charge de la cavalerie anglaise. Un boulet, en brisant la jambe de son cheval, l’avait arrêté dans sa course. Il revenait sans blessure de cette sanglante mêlée, où l’avaient entraîné le goût de l’aventure, les séductions du péril et les antiques traditions de l’esprit guerrier chez notre nation.


VII.

Un des plus grands épisodes assurément de la guerre que j’essaie de raconter n’occupe qu’un point dans ma mémoire, seulement c’est un point rouge et brûlant. Je veux parler de la bataille d’Inkerman. Là, plus que jamais, j’appliquerai dans toute leur rigueur les règles que je me suis imposées; je donnerai uniquement de ce vaste tableau l’espace étroit que mon regard a parcouru. Ce qu’un soldat peut apercevoir à travers des rideaux de fumée, dans le coin obscur où le hasard l’a placé, voilà tout ce que je prétends dire. Comment s’enchaînaient entre eux des faits qui ne m’ont apparu qu’isolés? quelle composition formait cet amas de personnages dont je n’ai vu qu’un nombre restreint? quel ensemble présentait enfin cette action dont je n’étais moi-même qu’un humble détail? Ce sont des questions pour lesquelles je n’ai point de réponse. Ceux-là seuls doivent me lire qui, pénétrés de la maxime antique, trouvent un intérêt pour l’homme dans tout ce qui est humain, aiment à savoir comment s’offrent au premier venu, comment demain s’offriraient à eux ces rapides et formidables événemens dont s’occupe un siècle, ces heures qui ont des ailes et un glaive, comme les anges de la Bible.

Le 5 novembre, je m’éveillai sous ma tente, ne sachant point s’il faisait nuit ou jour, car la toile qui m’environnait de toutes parts était tellement obscurcie et pénétrée par une longue pluie, qu’elle était devenue un obstacle inexpugnable pour la faible lumière d’une matinée d’automne. Tout à coup il me sembla entendre, dans plusieurs directions à la fois, un bruit d’artillerie et de mousqueterie; puis ma tente s’ouvrit brusquement, un sous-officier m’apportait l’ordre de monter à cheval avec tous mes spahis. En quelques minutes, mes chevaux furent scellés, mes hommes prêts. Mon détachement se trouva sous les armes devant la tente du général en