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coin de sa bouche, sous une moustache brûlée, une pipe noircie, une pipe sœur assurément de cette pipe héroïque qui figure dans le testament de La Tulipe. Cet homme marche comme le vrai fantassin de notre pays : le cœur bat à regarder ses pieds. Un boulet arrive de plein fouet, et enlève une file à côté de lui; il ne ralentit pas cette marche intrépide, seulement il tourne une seconde la tête, et le regard qui se peint dans ses yeux, je l’ai emporté dans ma mémoire : il y a toute la poésie du devoir et toute la philosophie des batailles dans le regard de ce soldat.

Le général Canrobert se promène dans l’espace enflammé où est resserrée l’action. Je vois passer, vers le moulin d’Inkerman, un homme qui se dirige vers lui : c’est lord Raglan. Le chef de l’armée anglaise monte un beau cheval qu’il manie avec aisance malgré son bras mutilé; son visage, soigneusement rasé, est empreint de ce calme qu’on n’a jamais pris en défaut. Je me rappelle qu’au moment même où il aborde le général Canrobert, un boulet décrit une courbe au-dessus de sa tête et vient tomber à ses pieds. Un entretien a lieu entre les deux généraux. Quelles paroles échangèrent-ils? Je l’ignore; je sais seulement que notre infanterie continue à se ruer contre les Russes. Bientôt, dans cet air brumeux qu’on se prend à respirer tout à coup avec joie, avec ivresse, avec fierté, on sent la présence de la victoire.

A peine notre succès était-il décidé, que le ciel eut envers nous cette bonne grâce de s’éclaircir un peu. Un instant même, sa teinte grise s’éclaira d’un pâle rayon de soleil; cette fugitive clarté s’évanouit bien vite, mais la pluie cessa entièrement, et le brouillard ne reparut plus. A l’heure où se tiraient les derniers coups de canon, je parcourus le champ de bataille. Je crois que l’on a vu bien rarement, sur un terrain aussi limité, pareil entassement de cadavres. En quelques endroits, l’on était obligé de descendre de cheval. Les corps étaient amoncelés les uns sur les autres; c’était une véritable foule à travers laquelle il fallait se frayer un passage, mais une foule d’êtres inanimés et couchés sur le sol. Dans cette population de morts, deux hommes attiraient l’attention universelle : c’étaient deux Russes, blonds tous deux, tous deux d’une taille élancée, se ressemblant par les traits de leurs visages et par toutes les formes de leurs personnes. Ces deux jeunes gens, les deux frères sans doute, avaient voulu s’unir dans la mort : chacun avait fait de son bras un oreiller pour son compagnon; les mains qui n’étaient pas engagées sous leurs têtes s’étreignaient sur leurs poitrines. Il y avait dans ce groupe ainsi enlacé quelque chose qui aurait tenté un sculpteur. Un calme plein de noblesse et de douceur régnait sur ces figures, qui ne rappelaient en rien le type tartare. Je songeai, je ne sais trop pourquoi, à ce couple fraternel de l’antiquité qui, en ré-