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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/591

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compense d’un acte de piété filiale, reçut du ciel une mort rapide et sans terreur. Ces deux cadavres sont restés dans mon esprit précisément parce qu’ils m’ont semblé tout différens de ce que sont d’ordinaire les dépouilles dont se couvrent les champs de bataille.

Ces corps dont la vie s’est si brusquement retirée ont produit presque toujours sur moi une impression qu’au premier abord on est tenté de repousser comme pernicieuse et cruelle, mais qui, à l’examen au contraire, me semble toute remplie de consolation et d’enseignement. Je trouve que pour la plupart ce sont de véritables haillons, ne rappelant plus rien des souffles qui leur prêtaient, il y a quelques momens à peine, tant d’émouvantes apparences. Si jamais la Psyché antique, devenue désormais l’âme chrétienne, m’a semblé une prisonnière ailée dont tout à coup la geôle s’écroule, assurément c’est à la guerre. Les sanglans débris dont le sol est jonché après une chaude action paraissent des ruines que la terre aura le droit d’enserrer, où rien n’est resté de ce qui appartenait au ciel. Et quand on vient à se rappeler devant ces objets muets, froids, déformés, devant ces choses sans nom, comme l’a dit le plus éloquent orateur de notre église, quand on vient à se rappeler les créatures vivantes, passionnées, radieuses, que ces mêmes objets, que ces mêmes choses étaient tout à l’heure, on sent d’une manière invincible, avec une raison enflammée et soulevée par la foi, que cette matière où nulle parcelle n’est demeurée visible d’un si riche, d’un si éblouissant trésor, n’est point cette mystérieuse puissance, ce soin, cette tendresse de Dieu, qui mérite de s’appeler l’homme.

Ce ne fut point seulement la mort qui affaiblit l’armée russe à Inkerman, cette journée nous donna un grand nombre de prisonniers. Je vois encore les longues colonnes d’ennemis vaincus que l’on dirigeait vers nos camps; parmi ces soldats que nous livrait le sort des armes, j’en remarquai un surtout : c’était un blessé; un projectile qui l’avait atteint au visage avait causé chez lui un de ces étranges phénomènes que produisent les blessures des armes modernes. Il était vivant, bien vivant, il marchait même d’un pas ferme. Cependant sa face tout entière n’était qu’une immense plaie. Le regard était parti de ses yeux sanglans et déchirés. On eût dit une de ces vigoureuses études d’écorché auxquelles se plaisent parfois de grands peintres. C’est toujours dans quelques figures que se résume en définitive pour notre intelligence impuissante la pensée des plus vastes actions. Cet homme à la taille haute et droite, se tenant debout, s’avançant encore sous le voile rouge que sa blessure collait à ses traits, représentait admirablement, à mon sens, la vaillante armée que nous venions de vaincre. Inkerman est assurément une des batailles où de tous les côtés on a déployé le plus