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d’énergie. Couvert d’un lambeau humain ou d’un morceau de fer, chaque pouce du terrain où s’était passée cette lutte disait ce jour-là ce que dans trois armées on avait tenté et accompli.

En regagnant mon bivouac, je passai devant une grande tente où était établie l’ambulance anglaise. Deux piles semblables à ces monceaux de boulets qu’élève l’artillerie flanquaient cet asile des courageuses douleurs. Seulement ces piles étaient formées de bras et de jambes. Je le répéterai sans cesse, je n’éprouve aucune répugnance à retracer les tableaux de cette nature. Ils n’ont jamais arrêté sur le seuil de notre carrière un seul de ceux que Dieu avait destinés à y marcher. Loin de là, je suis convaincu qu’ils excitent les âmes. Il y a deux mondes remplis de souffles trop violens pour que la raison humaine essaie d’y hasarder sa lampe; elle y serait éteinte sur-le-champ. On ne peut y marcher qu’avec deux flambeaux plus forts que tous les vents de la terre, avec l’enthousiasme et la foi. Ces deux mondes que chacun a nommés, que chacun a reconnus, celui des combats, celui de la prière, celui des champs de bataille, celui de l’église, arborent hardiment, à leurs entrées, les enseignes de leur gloire, qui sont des images de supplice, des instrumens de mort et de tortures.

J’ai entendu raconter maintes choses d’Inkerman; j’ai dit le peu que j’en avais vu. Pendant que nous soutenions à l’extrémité de notre plateau cette lutte acharnée que termina une victoire si nécessaire, nous entendions à notre gauche, du côté de la mer, le canon des Russes tentant une violente entreprise contre nos tranchées. Je regrette de ne point pouvoir raconter ces combats, où le général de Lourmel trouva une mort qui pénétra de regret et d’admiration toute l’armée. J’ai ignoré certainement et j’ai bien mal vu peut-être nombre de choses qui se passaient près de moi et presque sous mes yeux; comment donc pourrais-je retracer, en suivant les lois que je me suis prescrites, ce qui s’est passé si loin de mon regard? Ce qu’on saisira, je l’espère, à travers mes souvenirs, tels qu’ils sortent aujourd’hui de mon esprit, c’est le caractère même de la brillante et terrible action à laquelle j’ai assisté. La même gloire environne Alma et Inkerman; mais ce sont deux journées bien différentes toutefois : l’une gracieuse et sereine, l’autre sombre et violente, représentent la guerre sous le double aspect où elle s’offre sans cesse. La Crimée devait tour à tour demander à nos soldats tout ce qu’on peut attendre de leurs âmes. Nous les avons vus emporter d’assaut leur première victoire, puis, par un héroïque élan, chasser l’ennemi des hauteurs où ils ont placé leurs drapeaux. A présent nous allons les voir constans, résignés, opiniâtres, donner au monde l’exemple des seules vertus qu’on était tenté de leur refuser. Ce n’est plus seulement contre les hommes qu’ils soutiendront leur