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cal à notre logis et nous permettait de croire à des pénates. Deux lits, deux escabeaux et une petite table formaient notre mobilier. Cette petite table était quelquefois chargée de bons livres que nous lisions avec un incroyable plaisir. Jamais je n’ai goûté comme en campagne ce commerce avec les esprits disparus que permet la magie du livre. A moitié sorti de ce monde, habitant d’une région qui n’est ni la mort ni la vie, on abandonne son cœur avec complaisance aux pensées que lui envoient des âmes qu’on rejoindra peut-être dans quelques heures. Puis on juge de maintes choses avec une singulière bonne foi et une bien profonde douceur. Peut-être reviendrai-je sur les lectures que nous avons faites sous cette tente turque. En tout cas, je rends ici hommage aux aimables hôtes qui sont venus nous y tenir compagnie. Mme de Sévigné, entre autres, a pénétré dans notre trou; elle l’a réjoui de sa belle humeur, enchanté de son beau langage; elle l’a éclairé un moment par l’apparition de cette sereine et touchante élégance dont elle sut faire une sœur de sa raison et de sa piété.

Tel était le réduit que je quittais sans cesse pour accompagner le général Canrobert dans ses courses continuelles aux tranchées. Dès mes premiers pas dans cet immense labyrinthe qui allait s’agrandissant et se compliquant chaque jour, je compris que j’avais sous les yeux une œuvre unique peut-être entre toutes celles qu’ait jamais fait entreprendre la guerre. C’était une ville tout entière, avec des rues innombrables, que notre armée construisait autour de Sébastopol. Ce fut un dimanche que, pour la première fois, je pénétrai avec le général en chef dans cette cité nouvelle, s’attachant aux flancs de l’ancienne cité qu’elle voulait détruire, comme un vaisseau dans un combat naval s’attache aux flancs d’un autre vaisseau. Les tranchées les plus éloignées de la place, celles qu’on avait construites les premières, me rappelaient ces rues désertes que l’on trouve parfois dans les faubourgs des villes les plus populeuses. Elles servaient encore de passage à nos soldats, mais nulle troupe n’y résidait plus. Elles n’étaient animées çà et là que par quelques boulets perdus, par quelque bombe lourde et maladroite parvenue au bout de son vol pesant. Au fur et à mesure que l’on se rapprochait des murs ennemis, le spectacle changeait. Maints bruits, maints mouvemens nous annonçaient que des faubourgs nous passions aux quartiers vivans et tumultueux. L’air commençait à se remplir d’un vague bourdonnement de balles; au lieu de la bombe fatiguée, du boulet hors d’haleine, nous sentions passer au-dessus de nous la bombe dans la période ascendante de sa course, le boulet dans toute la furie de son premier jet. Loin de traverser des rues désertes, on traversait des rues peuplées comme celles des villes aux jours de fête, et offrant mille scènes variées. De temps en temps on apercevait le long d’une gabionnade une toile ta-