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vinrent en Crimée, au temps de la grande Catherine, dans cette excursion mêlée de périls et de fêtes que le prince de Ligne a racontée avec tant de verve. J’ai eu de tout temps pour le prince de Ligne une tendresse particulière; il avait, comme Hamilton et Mme de Sévigné, cette parole fée qui doue de charmes étranges et imprévus tout ce qu’elle touche. En voyant devant moi le prêtre dont je parle en ce moment, je retrouvai, étincelantes en un coin de ma mémoire, les lignes que consacre à l’un de ses ascendans le plus spirituel et le plus généreux courtisan du dernier siècle. En quel appareil cet obscur visiteur des âmes abordait cette contrée, parcourue autrefois par un des siens avec tant de pompe ! Mon esprit se plut en ces réflexions. Quelle mystérieuse vertu aura toujours le sacrifice! n’importe sous quelles formes il traverse cette terre, dès qu’il vous côtoie, vous voilà ému. Qu’une goutte, une seule goutte du sang dont il féconde éternellement le monde vienne à tomber par hasard sur votre cœur, même en hiver, sous un ciel glacé, une fleur ardente s’y épanouit.

La voie où vient de m’engager le hasard de mes pensées et de mes souvenirs me conduit tout naturellement à des régions que je me reprocherais d’oublier. Je veux parler des lieux où nos soldats soutiennent contre la souffrance, dépouillée de la pourpre des batailles, contre la douleur nue, repoussante, hideuse, leurs suprêmes, leurs plus courageuses luttes : je veux parler des ambulances. L’ambulance qui m’aie plus frappé est celle du quartier-général. Depuis l’accident qui avait renversé le 14 novembre tout un édifice de planches sur les lits de nos malades, on avait creusé, près du quartier-général, une vaste tranchée que l’on avait recouverte en toile. Le général en chef visitait souvent les blessés. Je pénétrai un jour, sur ses pas, dans cette galerie souterraine où se pressaient des couches alignées en longues files. Ce jour-là, l’air était froid, le vent âpre et chargé de neige ; mais la plus rude, la plus cruelle bise semblait quelque chose de bienfaisant lorsqu’elle venait vous frapper au visage dans cette atmosphère embrasée, par des souffles fiévreux, d’une chaleur oppressive et malsaine. Les deux extrémités de ce corridor lugubre étaient seules éclairées par la pâle lumière du dehors ; toutes les autres parties étaient envahies par une ombre où l’on distinguait à peine çà et là, autour d’une chair morbide, quelque linge ensanglanté. Comme il arrive cependant au sein de toutes ténèbres, la vue semblait acquérir bientôt une puissance indépendante de ses lois ordinaires ; avec cette étrange force que donnent tout à coup au regard l’émotion de certains spectacles et l’énergie de la volonté, on voyait dans ses moindres détails un cruel et sublime tableau. Ce sacrifice dont je parlais tout à l’heure, je ne le côtoyais plus cette