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caractère, le souffle du pays qui nous l’envoyait. Ainsi, au milieu de ce champ décoré d’une verdure naissante où j’arrivai un après-midi, une musique militaire bien dirigée, composée d’exécutans habiles et nombreux, jetait à nos oreilles assourdies par le canon une vive et légère harmonie. Que jouait cette musique? Je l’ai oublié; mais je me rappelle encore l’essaim d’images qu’elle a poussées dans mon esprit, tournoyant dans ses flots comme des atomes dorés dans un rayon de soleil.

L’armée anglaise nous offrait, elle aussi, ses passe-temps nationaux. A quelque distance de Balaclava, près d’un amas misérable de maisons que l’on appelait Carani, s’étendait une vaste plaine où les Anglais avaient organisé des courses. Les chevaux de toute nature étaient admis dans ces fêtes hippiques, les bêtes délicates et précieuses appartenant à la cavalerie de nos alliés, les énergiques montures que nous fournit l’Algérie, enfin jusqu’à ces petits chevaux turcs et tartares que le ciel a faits pour les longues routes, les âpres sentiers et les rudes labeurs. Je prenais un plaisir extrême à ces courses, qui empruntaient leur plus grand attrait aux circonstances et aux lieux. Les Anglais, qui sont accoutumés à défendre avec tant d’opiniâtreté leurs habitudes contre toutes les forces de la vie extérieure, apportaient dans ce divertissement une ardeur consciencieuse. Un jour, dans une de ces suspensions d’armes qu’amène quelquefois, après des sorties vigoureuses, le désir commun aux assiégeans et aux assiégés d’ensevelir paisiblement leurs morts, un officier français vint à parler au milieu d’un groupe d’officiers russes des courses de Carani ; ce propos, qu’aucune préméditation n’avait inspiré, montrait à nos adversaires, dans l’armée des alliés, une sérénité d’esprit et une liberté d’allures qu’ils étaient du reste dignes de comprendre.

Puisque j’ai entrepris d’esquisser un tableau des scènes que présentait ce vaste siège, des mœurs qu’avait créées cette longue guerre, je ne dois pas laisser dans l’ombre l’aspect qu’offraient nos tranchées aux heures rapides des armistices. Aussitôt que le drapeau blanc, signe d’interruption du feu, s’élevait sur un des bastions de la ville assiégée, on voyait nos parapets se garnir des bonnes et franches figures de nos soldats. En face de nos parallèles, derrière les ouvrages avancés des Russes, se montraient d’autres visages, pour la plupart aussi animés d’une expression de curiosité sans fiel. Ce n’étaient plus des ennemis, c’étaient des voisins qui se regardaient. Chaque tirailleur reconnaissait au-dessus du créneau qui répondait au sien l’être avec qui, pendant de longues heures, il avait échangé des coups de fusil. Des deux côtés, on s’examinait sans colère, même avec une sorte de bienveillance. La gaieté française s’abandonnait parfois à des plaisanteries reçues avec cette