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double tête de la Horqueta, séparée de nous par un profond abîme; en nous retournant, nous pouvions encore apercevoir la plaine étalant sa ceinture verte autour du bassin tranquille du port. Le guide, qui jusque-là avait marché d’un pas ferme, donnait des signes d’inquiétude; il était évidemment arrivé au bout de ce monde qu’il connaissait si bien, et ce fut à mon tour de le conduire. Je montai d’abord sur un grand peladero[1], espérant pouvoir contourner du côté du sud la grande vallée qui s’étend au pied de la Horqueta; mais je vis qu’il fallait nécessairement franchir ce gouffre, et, choisissant pour descendre une gorge dont les pentes étaient couvertes d’un fourré de cannes épineuses, je descendis de mon mieux dans le lit du torrent. Les bords en étaient ombragés par une végétation tellement enchevêtrée que pour avancer il nous était souvent plus facile de nous glisser de branche en branche comme des singes que de ramper sur le sol. Après nous être déchiré les vêtemens, les mains et le visage, nous parvînmes à atteindre le plateau qui domine l’autre rive; mais, arrivés à la lisière de la forêt qui s’étend sur les pentes mêmes de la montagne, il nous fut impossible de franchir la barrière des troncs, des lianes, des parasites entrelacés. En même temps un orage menaçant se formait sur nos têtes. Il fallut bien céder aux plaintes de mon guide et me décider à faire ignominieusement volte-face. Ainsi qu’on me l’avait prédit à Sainte-Marthe, les sortilèges du diable l’avaient emporté.

Pour redescendre à Masinga, le chemin le plus commode me sembla le lit du torrent dont nous avions longé la vallée. Ce fut une descente pénible : pendant plus de deux heures, sous une pluie battante, il nous fallut bondir de degré en degré sur un immense escalier dont les marches sont des rochers et des troncs d’arbre jetés au hasard. Tous ceux qui sont habitués aux courses de montagnes savent que, pour descendre ainsi, il faut s’en remettre entièrement à son instinct et laisser se réfugier dans les membres l’intelligence qu’on a ordinairement dans la tête; réfléchir, alors qu’un pied s’arrête sur la pointe d’un roc et que l’autre se balance dans l’espace, c’est tomber, et tomber, c’est se fendre le crâne. Tantôt il faut sauter pardessus une branche d’arbre, tantôt ramper au-dessous, puis s’élancer sur un rocher au milieu de l’eau blanche d’écume, se tenir en équilibre sur le bord d’un précipice, appuyer son pied sur l’anfractuosité d’une paroi verticale et savoir se retenir à une branche de bois mort sans la briser, à une touffe d’herbe sans l’arracher.

Nous descendions ainsi, lorsque tout à coup je ressentis à l’œil une vive douleur; une guêpe du pays, la conchahona, dont j’avais par mégarde frappé le nid suspendu à une branche d’arbre, venait

  1. Monticule de roches dénudées par les agens atmosphériques.