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de me percer la paupière. En quelques secondes, l’œil piqué était entièrement fermé, et l’autre ne laissait passer la lumière qu’à travers une fente étroite. Je n’y voyais plus qu’à peine, et je me laissais péniblement glisser de bloc en bloc, quand soudain je me trouvai dans l’eau jusqu’à mi-corps. Heureusement que les premières maisons de Masinga n’étaient pas éloignées; je m’y traînai péniblement à l’aide de mon guide, et j’allai chez le caporal réclamer l’hospitalité à laquelle ma qualité d’étranger me donnait droit. Mon hôte mit aussitôt une compresse sur mes yeux, me hissa sur la claie de cannes sauvages attachée aux poutres du toit; puis il s’empressa d’aller chercher le médecin-sorcier du village. Celui-ci, jeune encore et de plus haute taille que ne le sont en général les hommes de sa tribu, était d’une beauté rare; mais il laissait presque toujours errer son regard comme s’il rêvait : on comprenait à son air étrange, à sa démarche hésitante, qu’il vivait dans la solitude en communion avec la nature. Il me caressa longuement la figure comme les Indiens ont l’habitude de le faire à leurs malades, puis m’appliqua sur la paupière une feuille de naranjito[1]. En peu de minutes, je me sentis complètement guéri.


III.

Pendant mon séjour de quelques semaines à Sainte-Marthe, avais déjà pu m’apercevoir qu’il me serait assez difficile de fonder une exploitation agricole telle que je l’entendais. Presque toute la plaine est divisée en parcelles d’assez médiocre étendue, appartenant à des métis et à des noirs qui cultivent eux-mêmes les arbres fruitiers et viennent tous les matins porter à la ville le produit de leur cueillette. Je ne pouvais guère penser à entrer en association avec l’un de ces agriculteurs, braves gens vivant sans aucune préoccupation de l’avenir, et passant leur vie, assez paresseuse d’ailleurs, en disputes au sujet des conduits d’irrigation, souvent accaparés au profit d’un seul. Quant aux vallées et aux pentes de la sierra, dont les terrains, d’une exubérante fertilité, suffiraient pour nourrir amplement un demi-million d’hommes, ils ont été concédés depuis longtemps à quelques grands capitalistes qui ne veulent ni vendre ni cultiver, et, dans le vague espoir d’une future colonisation entreprise sur une échelle gigantesque, refusent d’aliéner la moindre partie de leur immense territoire. Ils ne l’ont jamais visité, jamais ils n’ont essayé d’en parcourir les solitudes, ils en ignorent même la véritable étendue; mais du moins peuvent-ils chaque soir, en se promenant le long

  1. Arbuste dont la feuille ressemble à celle de l’oranger.