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tionner sur le but de ma promenade, il se hâta de prévenir mes explications en me racontant lui-même comment il en était venu à s’établir ainsi dans un rancho perdu au milieu des forêts. Devenu héritier, depuis quelques mois seulement, d’un territoire de plusieurs lieues carrées, señor Collantes, frappé d’une inspiration soudaine, avait pris la résolution, bien étrange aux yeux de ses amis, d’aller cultiver une partie de son vaste domaine. Choisissant, près du chemin de Minca, un vallon abondamment arrosé et dépourvu de grands arbres, il y fit mettre le feu sur plusieurs points à la fois, et l’incendie, se propageant avec rapidité à travers les hautes herbes, forma bientôt une vaste clairière où se dressaient encore çà et là quelques troncs noircis. Deux ou trois jours suffirent pour que le rancho fût élevé au milieu des cendres; le hamac y fut suspendu, et señor Collantes s’y installa comme sur un trône. Sans se déranger de sa position horizontale, il surveillait d’un coup d’œil tous les travaux agricoles et indiquait du geste dans quelle partie du vallon ou des collines environnantes il fallait semer le tabac, planter les bananiers ou les cannes à sucre. Il prenait ses repas avec les ouvriers, buvait avec eux l’aljenjibre ou le café, et ne manquait jamais, bien avant le fort de la chaleur, de les rappeler pour la grande sieste. Tous les trois ou quatre jours, un peon allait à la ville chercher les journaux, les lettres et les provisions ; une fois toutes les semaines, quelque ami ou bien un étranger allant à Minca venait rendre une visite au vieillard; celui-ci, vrai philosophe, n’en demandait pas davantage pour être heureux. Il était à l’abri de la pluie; son hamac et sa couverture lui tenaient lieu de tous les comforts que l’on croit nécessaires dans les villes; son journal lui apprenait ce qui se passait de par le monde ; il voyait ondoyer sous la brise ses bananiers et ses cannes : que pouvait-il désirer de plus? D’ailleurs son entreprise devait immanquablement réussir, car ses dépenses étaient presque nulles, ses récoltes étaient vendues d’avance à un prix élevé, et il avait eu soin de s’assurer en tout temps le travail des peones en faisant d’eux ses associés.

Pour étudier la pratique de l’agriculture tropicale, j’aurais peut-être bien fait de demander à señor Collantes l’hospitalité pendant deux ou trois semaines ; mais je préférai m’établir dans le voisinage de la ville, chez un jeune et intelligent Italien qui, depuis plus d’un an, possédait à une demi-lieue de Sainte-Marthe une rosa[1] où il cultivait les espèces d’arbres fruitiers les plus importantes et quelques plantes industrielles. Ce jeune homme, heureux de rencontrer un compatriote, car dans l’Amérique du Sud tous les Latins se disent frères, accueillit ma demande avec joie, et sous sa direction je me

  1. Rose : dans la Nouvelle-Grenade, ou appelle ainsi les jardins et les vergers.