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— Alors donne à ta passion un beau vernis d’héroïsme, et pars. Elle te pleurera un temps. Épouse et mère, elle t’oubliera.

— Ah ! tu me fais mourir ! reprit Rodolphe en frissonnant.

Cependant la logique de M. de Faverges l’emporta. Rodolphe demanda quinze jours, et promit de se soumettre à tout ce que son ami exigerait, si au bout de ce temps un incident n’avait apporté aucun changement dans sa position. M. de Faverges accorda les quinze jours. — Autant de perdu ! dit-il. Malgré sa philosophie mondaine, il était ému plus qu’il ne le laissait voir.

Un hasard fit naître cet incident, sur lequel, à vrai dire, Rodolphe ne comptait pas, et qu’il redoutait plus encore qu’il ne le désirait. On se souvient qu’il avait inscrit un R et un S entrelacés sur les marges d’un livre que Salomé feuilletait souvent ; c’était un livre de religion qui lui venait de sa mère. Un jour, Jacob, l’ayant ouvert, aperçut les deux lettres. Il appela sa fille, et les lui montra. Salomé comprit que le jour où le coup de hache devait être porté était venu. — Est-ce toi qui as tracé là ces deux lettres ? dit Jacob.

— Non, répondit Salomé, qui avait la mort dans l’âme.

— Les avais-tu vues déjà ?

— Oui, reprit-elle avec l’accent ferme d’une personne qui ne veut pas mentir.

— Et tu ne les as pas effacées ? Salomé baissa la tête.

— Le malheur est entré dans ma maison ! poursuivit le garde. En ce moment, Rodolphe passait devant la porte. Salomé courut à lui, et d’une voix haute : — Venez dire à mon père, s’écria-t-elle, que je n’ai rien fait qui vous autorisât à penser qu’un jour je pourrais être votre femme, que si mon cœur a été faible et abandonné d’en haut, je n’ai pas cessé d’être une fille soumise et reconnaissante, que je vous ai montré le chemin du départ, et que le désespoir de vous perdre le cédait au chagrin d’affliger celui qui me parle et qui me juge !

— C’est vrai, répondit Rodolphe, elle a été droite et courageuse ; elle m’a dit de partir, et je suis resté ; elle m’a dit qu’elle se soumettrait à votre volonté, et je suis resté… Je l’aimais, et la certitude de votre refus m’a seule empêché de vous en faire l’aveu.

— C’est une consolation pour moi de penser que dans mon affliction Salomé n’a pas cessé de craindre Dieu et d’honorer son père, reprit Jacob tristement. Qu’un rayon d’en haut l’éclaire ! Toi, tu ne peux plus rester ici ; je t’ai accueilli comme un fils : demain, quand le jour viendra, je serai ton guide, et tu quitteras cette maison.

— Je la quitterai, répondit Rodolphe, et on se sépara. En montant l’escalier, Salomé posa la main sur la rampe pour s’appuyer, ce qu’elle ne faisait jamais.