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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/70

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L’heure du dîner vint. Jacob s’approcha de la table, et fit signe à Rodolphe de s’asseoir. M. de Faverges les regardait tous deux. Par un geste machinal, il passait la main sur son front comme un homme qui est la proie d’un rêve et s’efforce de le chasser. Les femmes ne descendaient pas ; cependant leur couvert était mis. Ruth parut enfin au pied de l’escalier. — Que le Seigneur protège cette maison ! dit-elle avec l’accent du désespoir. Salomé est là-haut couchée sur son lit, sans parole, sans haleine ; je l’appelle, elle ne m’entend pas ; le feu de la fièvre la dévore.

Jacob se leva tout droit. Tous les muscles de son visage tremblaient. — Tu l’as entendue, s’écria-t-il en saisissant la main de Rodolphe, monte et sauve-la !

Lorsque Rodolphe eut pénétré dans cette chambre, où il n’était jamais entré, il trouva Salomé toute raide et brûlante. Elle avait les yeux fixes. Ruth raconta que dans la journée, et après l’entretien qu’elle avait eu avec son père, Salomé était montée chez elle. Elle était horriblement pâle, et il lui semblait qu’elle chancelait en marchant. Malgré le froid, elle avait ouvert la fenêtre et longtemps exposé sa tête nue au vent. Ruth lui avait alors demandé si elle était malade. Salomé l’avait rassurée, et, prenant le livre que sa mère lui avait laissé, elle l’avait ouvert. Elle lisait depuis quelque temps, lorsque tout à coup elle avait poussé un grand cri et s’était levée en portant les mains à son front. Ruth l’avait reçue dans ses bras. Depuis ce moment, Salomé était comme morte. On sait que Rodolphe avait étudié presque toutes les sciences et pris ses grades dans plus d’une faculté ; il était un peu médecin comme il était un peu chimiste, et avait eu occasion, depuis son arrivée à la Herrenwiese, d’exercer son savoir dans les maisons du pays. Au premier examen, il comprit que Salomé était menacée d’une congestion cérébrale, produite certainement par la tension de sa volonté et par l’ébranlement que l’explication dont elle avait été tout à la fois la cause et l’objet avait déterminé dans cette frêle créature. Il ne la quitta plus. En présence d’un mal réel qu’il fallait combattre énergiquement, Rodolphe recouvra toute sa présence d’esprit et tout son sang-froid. Il conjura la crise par la vigueur et la promptitude des réactifs, et put répondre, au bout de quelques heures, de la vie de Salomé. Toute la nuit, il resta debout, la main et les yeux sur la fille de Jacob. Ruth le servait sans ouvrir la bouche ; quand il n’avait pas besoin d’elle, la vieille fille retournait à son rouet et filait. Quelquefois une grosse larme roulait sur sa joue ridée et mouillait le chanvre. Jacob lisait dans sa bible. Avant de tourner le feuillet, il levait les yeux et regardait tour à tour Rodolphe et Salomé. Quelle angoisse sur ce visage qui voulait être impassible ! Puis il reprenait sa lecture, et tout à coup on entendait, au milieu d’un profond silence, un bruit