Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en plein sur son visage. Quelquefois il remuait les lèvres, et il en sortait des paroles confuses extraites du livre saint. Les voix du père et de la fille, à demi étouffées, semblaient se répondre. La prière et la méditation invoquaient Dieu. Rodolphe cacha son front entre ses mains ; son cœur éclatait.

Le jour parut enfin. On se réunit dans la grande pièce du rez-de-chaussée. Salomé servait le déjeuner ; sa main tremblait, et l’on voyait qu’elle était près de faiblir à chaque pas. Où étaient le calme et le repos des anciens jours ? On ne toucha pas aux mets qu’elle avait préparés. L’aiguille de l’horloge s’approchait de l’heure où il faudrait se dire adieu et prendre le bâton du voyage. On en entendait les tintemens implacables, qui mesuraient lentement les minutes. M. de Faverges avait la gorge serrée. Il s’approcha de Jacob, et lui posant la main sur le bras : — Eh bien ! dit-il, avez-vous réfléchi ?… Dans une heure, il sera trop tard.

Jacob leva les yeux sur sa fille. La décomposition de ce visage adoré l’épouvanta. Que de larmes sous ces paupières rougies ! que d’angoisses dans le pli des lèvres ! quelle pâleur mortelle sur le front ! Elle n’était pas vaincue, mais quel désespoir dans sa soumission ! Le cœur du père en fut tout à coup amolli comme une cire que pénètre le feu. — Tu l’aimes donc bien ! dit-il à Salomé.

— Regardez-moi et ne le demandez plus, répondit-elle d’une voix brisée.

— Et tu es prête cependant, s’il part, à en épouser un autre ?

— Si vous l’ordonnez, je vous obéirai ; mais, si vous me laissez libre, jamais je ne serai à personne.

On devinait à l’expression du visage de Jacob quelle lutte intérieure le déchirait. Un instant il ferma les yeux et parut près de s’affaisser sur lui-même, puis, faisant un effort : — Que mes pères me pardonnent ! dit-il ; un homme a "sauvé la chair de ma chair et le sang de mon sang au péril de sa vie… Qu’il soit fait selon sa volonté !

Il prit la main de sa fille et la mit dans celle de Rodolphe. Salomé, qui avait été forte devant le désespoir, fut renversée par le bonheur. Elle poussa un cri et tomba évanouie.

Le soir même, Jacob s’enferma dans sa chambre, et, prenant la bible de ses ancêtres, il l’ouvrit au livre de Job. Il trempa une plume dans l’encre, et d’une main ferme, sur la marge blanche du premier feuillet, il écrivit ces mots : Ce jourd’hui, 27 avril 184., j’ai donné ma fille Salomé à un étranger du nom de Rodolphe. Et plus bas, de cette même écriture qu’il tenait de son père, il écrivit : Seigneur ! Seigneur ! Une larme qui grossissait lentement entre ses cils tomba sur l’encre encore humide et tacha le papier. Combien de taches semblables étaient éparses dans le livre et marquaient les é