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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/782

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core retenti le plateau. On se rappelait, en entendant cet amas de détonations rapides et serrées, ces pluies torrentielles du printemps s’ébattant sur les cimes d’une forêt; seulement c’était une pluie de feu qui, au lieu de tomber sur des arbres, tombait sur des hommes. Le général Canrobert parcourait à cheval le front de sa division, rangée en bataille. Il s’arrêtait souvent pour adresser aux soldats quelques paroles pleines d’énergie et d’espérance. On lui répondait par des acclamations. L’intrépidité, la constance, l’ardeur même, étaient sur tous les visages. Pourtant, avec cette prescience de l’événement, avec ce tact sûr et prompt que la guerre donne aux combattans les plus obscurs, chacun sentait déjà ce qui se passait du côté de la ville. Cette fusillade était trop opiniâtre, trop fournie et trop prolongée pour permettre de croire à une surprise. Évidemment les Russes nous avaient attendus, et maintenant s’environnaient de feux que tout le sang des nôtres ne pouvait éteindre. Ce bruit si violent, si emporté de mousqueterie, se confondit bientôt dans un fracas mille fois plus écrasant encore. La place annonçait, par le tonnerre continu de son artillerie, qu’elle s’était dégagée de notre étreinte, qu’elle avait refait l’espace autour d’elle. En effet, notre attaque avait échoué ; nos colonnes rentraient dans les tranchées, où un déluge de fer les suivait.

Nous connaissions déjà la mauvaise nouvelle. Il était midi; nous prenions tristement notre premier repas quand, à la porte de la grande tente qui nous servait de salle à manger, le colonel de La Tour du Pin nous apparut avec un visage que ne saurait oublier aucun des témoins de cette scène. Lui d’habitude le calme et spirituel conteur de toutes les terribles aventures, le témoin souriant des choses sanglantes, il était pâle, défait, abattu; cette âme sans peur avait été traversée par le glaive de la seule douleur qui pouvait l’atteindre. Cet échec imprévu de nos armes semblait l’avoir mortellement blessé. Le général Canrobert fit asseoir à ses côtés cet acteur volontaire de tous les drames où le canon jouait un rôle, et lui demanda avec empressement des détails sur l’action qui venait de finir. Alors le colonel de La Tour du Pin nous raconta en quelques mots ce qu’il avait vu et ce que le seul bruit du combat nous avait fait en partie deviner. Nos colonnes avaient été écrasées par la toute-puissance d’un feu que nulle valeur n’avait pu dompter.

Celui qui nous parlait était resté lui-même, pendant des heures entières, sur une ligne qu’aucun homme ne pouvait franchir sans devenir aussitôt un cadavre. Cette ligne était formée par des corps couchés, nous disait-il, comme des blés après un ouragan. Toutes les énergies, toutes les audaces, tous les jets, toutes les saillies de notre courage, venaient mourir à ces implacables limites. En nous