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racontant ces faits cruels, le colonel de La Tour du Pin avait une poignante éloquence; on croyait retrouver sur ses lèvres l’antique malédiction des chevaliers contre les engins infernaux qui soumettent à des forces aveugles et grossières la valeur ailée et brillante des grandes âmes.

Toute l’armée savait que les généraux Brunet et Mayran avaient été mortellement frappés à la tête de leurs divisions. On avait appris aussi avec une singulière rapidité la mort du colonel de La Boussinière, officier intelligent et intrépide, qui portait sur son visage toutes les nobles qualités dont il était doué ; mais on ignorait quels amis on avait perdus dans les rangs obscurs. J’appris bientôt que cette affaire me coûtait un aimable et jeune compagnon, le lieutenant Roger, petit-fils d’un soldat de l’empire et fils d’un homme que l’on remarqua parmi les plus résolus aux journées de juin 1848. Telle est la séduction de la jeunesse, sa puissance éternelle aux lieux mêmes où tant de puissances sont mises à néant, que ce vaillant enfant, par son trépas, serra d’une longue et douloureuse étreinte tous les cœurs où il était connu. Je le regrettai, pour ma part, avec une particulière amertume. En même temps que mille souvenirs de la patrie, il me rappelait mes plus vifs et mes plus joyeux souvenirs de Crimée. J’avais passé avec lui ma première soirée sur cette terre, où nos espérances prenaient leur volée, et qui ne s’était point encore creusée pour recevoir un seul d’entre nous. Sa figure hardie et souriante me faisait plaisir quand je le rencontrais dans les tranchées. Il avait ce que le prince de Ligne appelait, dans le langage élégant de son siècle, « une jolie bravoure. » Aussi pouvait-on lui appliquer ces paroles du poète à propos d’une vie en fleur comme la sienne, suspendue comme la sienne au-dessus du trépas : « Sa bienvenue lui riait dans tous les yeux.» Ce n’était point seulement dans mes yeux qu’il était le bienvenu, c’était encore dans une partie plus profonde de mon être, où je retrouve avec attendrissement aujourd’hui ce que la mort nous laisse des témoins aimés de notre vie.

J’assistai, dans cette journée du 18 juin, à un fait qui occupe dans mon esprit une place à part, et que je livre aux méditations de chacun. Suivant moi, ce fait ignoré a une étrange grandeur et crie plus haut que bien des événemens retentissans; mais tous ne le jugeront pas de la même manière, ne lui accorderont pas la même force, ne lui reconnaîtront pas les mêmes signes. Le voici tel qu’il m’a frappé, dans sa simplicité émouvante, que je serais désolé d’altérer. Le général Lafond de Villiers, blessé à l’attaque du matin, avait rendu sa blessure dangereuse en ne voulant point se retirer du feu. De retour à son bivouac, il m’avait écrit de venir le trouver. J’avais quitté les bords de la Tchernaïa, j’avais gravi ce plateau tout rempli des émo-