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tions d’une nouvelle lutte. J’étais entré dans la tente où souffrait celui que je désirais voir, et j’y étais resté longtemps. A l’heure où je regagnai mon camp, le soleil commençait à se coucher. Je rencontrai un aumônier que j’ai retrouvé depuis en Italie, et dont le combat du matin avait rendu toute la journée le ministère nécessaire. Ce prêtre habitait une tente voisine de la mienne. Je fis route avec lui. Nous étions arrivés tous deux, lui sur sa mule, moi sur mon cheval, à la rampe qui descend du plateau dans la vallée. Entre les camps que nous venions de quitter et ceux que nous allions rejoindre, nous franchissions des espaces presque solitaires où l’âme se reposait avec étonnement dans le calme. Nous traversions un paysage touchant et sérieux, que cette heure de la journée, l’heure émue et recueillie par excellence, emplissait d’un immense charme. Soudain au bord de la route que nous suivions, à mi-chemin de la vallée et du plateau, le prêtre aperçut un soldat, étendu sur la terre, qui respirait encore, mais dont le visage portait toutes les traces de la mort. Il me confia sa mule, mit pied à terre et courut vers cet agonisant. Je le vis s’agenouiller, appuyer contre sa poitrine une tête alourdie, et ouvrir la bouche pour prononcer des paroles que je ne pouvais pas entendre. Au bout de quelques instans, il revint vers moi, et, avisant une bande de soldats sur la route, les appela pour transporter l’homme qu’il venait de tenir dans ses bras. Cet homme n’était déjà plus qu’un cadavre.

Nous avions repris notre course, et l’aumônier cheminait à mes côtés sans me parler.. Sortant du silence tout à coup : « Savez-vous, s’écria-t-il, ce que m’a dit ce pauvre homme, dont j’ai reçu le dernier soupir? Il m’a dit : — Le choléra m’a pris il y a deux heures. Je suis tombé à cet endroit où me voici. Au moment même où je vous ai aperçu, je priais Dieu avec ferveur pour qu’il fit passer auprès de moi un prêtre. »

Le prêtre était passé.


XIII.

Quelques jours après le rude combat du 18 juin, la division du général Canrobert reçut l’ordre de monter sur le plateau. Elle devait remplacer aux attaques de droite l’ancienne division Mayran, que le feu des Russes avait décimée. Ainsi s’accomplissait dans toute son étendue le plus grand acte d’abnégation dont notre histoire militaire fournisse l’exemple : celui qui, si récemment encore, avait une armée entière sous ses ordres venait, dans un rang secondaire, poursuivre au poste le plus périlleux l’œuvre qu’il avait renoncé à conduire.