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en plein air fût loin du canon ennemi, il arrivait bien rarement cependant que quelque obus ou quelque boulet ne passât point au-dessus de notre table. Nous aurions eu mauvaise grâce à nous plaindre de ces projectiles qui faisaient toute l’originalité et toute l’élégance du festin.

Toutefois, en dépit de la musique, du soleil et de quelques joyeux incidens, cette vie, qui s’écoulait presque tout entière entre des mourans et des blessés, devant ces mêmes murs que nous regardions depuis si longtemps, causait par momens à l’esprit une certaine fatigue. Il y avait des heures où nous ressemblions à ces habitans des cités bruyantes, qui se sentent emportés tout à coup vers des plaisirs champêtres par une attraction passionnée. Nous avions envie d’être une journée sans entendre dans nos oreilles un bruit perpétuel d’explosions et de sifflemens, sans voir à chaque minute la poussière soulevée près de nous par un morceau de fer, sans rencontrer une civière ensanglantée, ou mettre le pied sur un débris humain. De ce désir naquit une vraie partie de campagne concertée entre le général Canrobert et Omer-Pacha. Il fut convenu que nous irions déjeuner au Monastère avec le chef de l’armée turque et son état-major.

J’ai déjà parlé de ce couvent grec, situé au bord de la mer, près des lieux où Oreste retrouva Iphigénie. Je n’avais pas revu, depuis l’avènement du printemps, cette demeure et ses magnifiques jardins, qui, pour la première fois, m’étaient apparus un jour d’automne. Quand je retournai au Monastère par une matinée de juillet, les arbres y livraient aux vents de la mer tout le trésor de leurs chevelures. La table où nous devions prendre notre repas était dressée sous les marronniers d’une terrasse, d’où j’apercevais, au milieu des îlots, ces poétiques rochers qui m’avaient gagné le cœur. Pendant que notre déjeuner s’apprêtait, j’avisai une chapelle ouverte où les moines célébraient un office. J’y pénétrai et j’eus sous les yeux une scène si bizarre, dans les circonstances où elle s’offrait à moi, qu’en me la rappelant je crois presque me raconter un rêve.

J’étais au milieu d’un sanctuaire décoré par cet art byzantin qui, dès son origine, fut consacré à la reproduction invariable de types mystérieux, et qui lui-même est resté un mystère. J’avais autour de moi ces pâles figures vêtues de draperies aux couleurs claires, qui semblent s’évanouir dans leur fond d’or, comme des visions nocturnes dans les premières clartés du soleil. Tout un côté de la chapelle était occupé par un autel enrichi de pierreries, où s’élevaient entre des vases précieux les grands chandeliers symboliques qui offrent au ciel, à l’extrémité de leurs cierges purs, droits et blancs ainsi que des lis, la flamme vacillante chargée de rappeler la fer-