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veur tremblante de la prière. Devant cet autel étaient des moines couverts d’habits sacerdotaux, qui transportaient l’esprit par leurs formes au sein des âges les plus lointains. Ces moines chantaient, et j’entendais sans cesse revenir dans leurs chants le nom de leur nouvel empereur. Ils demandaient à Dieu de faire triompher la cause et les armes de leur patrie. Dans un coin du temple où jaillissaient si librement ces hymnes, un étrange personnage se livrait à un bruyant et violent exercice. C’était le sonneur de cloches qui se pendait tour à tour à trois ou quatre cordes dont les oscillations déterminaient le plus assourdissant des carillons. Cet être, singulièrement semblable à une des plus fantasques créations du roman moderne, était nain et contrefait. Son corps difforme était enveloppé d’une robe rouge à fleurs d’or. Ce détail complétait le tableau. En promenant mes regards sur tous les objets qui m’environnaient, je me disais, pour me rendre compte de mes impressions : « Me voici à quelques pas de Sébastopol, qui m’envoyait des boulets hier et qui m’en lancera demain encore, assistant à des prières pour l’empereur Alexandre; j’entends les cloches d’un couvent, je suis dans une chapelle, mais par cette porte entrouverte, sous ces grands arbres, sur cette terrasse qui domine la mer, j’aperçois une table dressée. Je vais m’asseoir à cette table, et j’y déjeunerai en face du général en chef de l’armée turque! »

Le lendemain de cette journée si pareille à un songe, je revoyais la batterie de Lancastre et je reprenais ma vie ordinaire. Au fur et à mesure que nos attaques serraient de plus près nos ennemis, les coups de la place tombaient plus drus sur la tranchée, et nos pertes journalières devenaient plus graves. Pendant ce siège, qui a duré tant de mois, notre armée ne s’est pas abandonnée une seule heure au découragement : on l’a répété bien des fois, ce sera pour elle l’honneur impérissable de cette guerre; mais il y avait des instans où ces sentimens de la confiance, de la gaieté, de la verve française, étaient remplacés dans nos rangs par un sentiment nouveau, par un sentiment de sombre et intrépide résignation. « Nous y passerons tous, disaient quelquefois les soldats ; peu importe du reste ce qui adviendra des ouvriers, pourvu que la besogne soit faite. »

Malgré ce que de semblables pensées avaient d’énergique et de noble, le général Canrobert, avec raison, aimait mieux voir s’épanouir dans le cerveau des siens les pensées habituelles à notre nation. Aussi, dans ses visites continuelles à la tranchée, avait-il toujours dans la bouche de joyeux propos. Le troupier vis-à-vis d’un chef qui lui adresse quelques paroles de bonté, c’est un courtisan vis-à-vis de son souverain. Seulement c’est un courtisan d’une loyauté honnête et touchante; avant même que son supérieur ait