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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/799

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la ville dont mon esprit s’était si souvent inquiété. Cette fois je partis seul pour l’excursion où ma fantaisie m’entraînait. Je trouvai à ces ruines un aspect sous lequel je ne les avais pas vues encore. Le printemps, qui, semblable à la jeunesse, joue avec toutes les afflictions et toutes les majestés, avait paré ces débris d’un charme inattendu de verdure. Un grand nombre de ces maisons, maintenant gisantes sur le sol, possédaient autrefois des jardins où quelques arbustes avaient été épargnés. Ces arbustes avaient fleuri dans le deuil de leurs anciens asiles, et les voilà qui, élevant leurs têtes entre des décombres, parfumaient de leurs chevelures la cité couchée sur son lit funèbre. J’étais entré dans la ville par un cimetière où je m’étais longtemps arrêté. Voisin d’un bastion célèbre, ce cimetière avait été le théâtre d’une lutte acharnée; pas une seule de ses tombes qui ne portât les stigmates de ce combat. Une chapelle peinte de couleurs claires, à la manière orientale, se tenait droite et solitaire parmi ces sépulcres suppliciés dont elle semblait la mère douloureuse; cette église aussi avait cruellement souffert : à l’extérieur, elle montrait d’immenses plaies, et son intérieur, où je pénétrai, était rempli d’une tristesse navrante. Aucun signe sacré ne rayonnait plus dans ce sanctuaire. Sur des murailles nues, où s’étaient appuyées des mains sanglantes, au lieu de ces figures, semblables, sur leurs fonds étincelans, à des âmes dans l’extase dorée de la prière, on voyait des inscriptions soldatesques, des noms obscurs tracés avec la pointe d’une baïonnette, de bizarres dessins à la craie, enfin les outrages dérisoires dont le destin accompagne presque toujours ses rigueurs: mais autour de ce temple dévasté régnait dans toute sa puissance cette grâce printanière dont je parlais à l’instant. Une herbe émue frémissait aux fentes des tombes, et les plantes grimpantes, ces murs aimans et mystérieux de la nature, commençaient à serrer les murs déchirés de la chapelle dans leurs vigoureux enlacemens.

J’avais envie de visiter depuis longtemps dans Sébastopol une des rares maisons qui avaient survécu à l’assaut. La maison que je voulais voir était un assez vaste édifice d’une physionomie agréable et régulière, dont les murs blancs étaient surmontés par un de ces toits vert tendre chers au goût moscovite. On l’avait affectée, depuis notre victoire, à diverses destinations, et l’une des salles servait aux séances d’un conseil de guerre. J’étais entré dans cette grande pièce, meublée de ces bancs en bois luisant qui décorent toute enceinte où se rend la justice, et que je ne puis jamais regarder sans songer aux pauvres hères qui me semblent y avoir laissé comme les traces d’une sueur douloureuse. Soudain cette chambre déserte se remplit d’une singulière obscurité. Je m’approchai de la fenêtre, et je m’aperçus qu’un orage fondait sur la ville, un de ces