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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/800

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orages de printemps, rapides, passagers, mais violens, qui s’abattent tout à coup sur la terre, la couvrent d’une ombre sinistre, mais s’évanouissent au bout d’un instant dans un ciel rafraîchi et parfumé. Je m’accoudai sur la croisée dont je m’étais approché, regardant les jeux de la tempête au milieu d’une ville en ruines, et attendant pour sortir de mon gite que ces sombres ébats fussent terminés. Un léger bruit, à quelques pas de moi, me fit tourner la tête; j’aperçus, sur le seuil d’une porte qui venait de s’ouvrir, un homme grand, au visage sérieux, tenant un bâton à la main et vêtu de cette longue capote grise que portent les officiers russes. C’était un officier russe en effet qui se montrait à mes yeux. Cet ancien habitant de Sébastopol, à la faveur de la paix nouvellement conclue, était venu visiter les lieux où sa cause avait noblement succombé. L’orage l’avait surpris à travers ces chemins autrefois des rues, des rues bordées de maisons connues de ses yeux, peut-être de son cœur, aujourd’hui devenus des sillons dans un champ de pierres. Il était entré, pour se mettre à l’abri, dans la seule demeure qui près de lui fût encore debout. Il s’y présentait avec une dignité modeste et triste. Il me demanda en français s’il lui était permis de pénétrer dans la pièce où ma promenade m’avait conduit. L’accent et les traits de ce pèlerin, errant sur le sol dévasté de son pays, restera au fond de ma mémoire. J’ai eu là une de ces visions qu’on n’oublie point : les années peuvent venir, elles n’empêcheront pas que dans cette image, enfumée et jaunie comme la toile des vieux maîtres, une émotion puissante, l’émotion même de la vie, ne réside toujours. Dieu nous préserve de souffrir jamais dans notre patrie. Nous ignorons bien souvent quel lien nous attache à cet être fait de ciel, d’âme et de terre. Beaucoup de gens croient leur cœur un rocher à l’endroit d’émotions qui leur semblent vaines, exagérées ou factices. Que ce rocher soit touché soudain, par la baguette de quelque grand événement, d’une joie ou d’une douleur publique, ils comprendront quelle source vient d’en jaillir, aux larmes chaudes qu’ils sentiront dans leurs yeux. A mon second retour de Crimée, je retrouvai la France avec bonheur. Cette fois ma joie n’était plus empoisonnée par la pensée de ce qui se passait loin de moi. Malgré toutes les clartés lointaines dont mon cerveau était rempli, jamais je n’avais trouvé tant de charme à l’air que je respirais de nouveau. J’ai dit sur la Crimée tout ce que je m’étais proposé de dire. C’est vers ce pays que notre gloire guerrière s’est élancée, quand elle a brisé la pierre du sépulcre où on la croyait ensevelie. Maintenant c’est sous le ciel italien que nous allons retrouver le divin fantôme.


PAUL DE MOLENES.