Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/871

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les chiffres qui indiquent les diverses valeurs, retirent de la circulation toutes les pièces métalliques qui arrivent dans leurs mains. On cite même des paysans possesseurs de sommes considérables, qu’ils tiennent cachées et dont ils ne retirent aucun intérêt, tant ils craignent d’être dépouillés par leurs seigneurs. Si ce fait est réel, et il est affirmé par des hommes qui connaissent parfaitement le pays, dès que les serfs auront le droit de racheter leur liberté, il faut s’attendre à voir reparaître dans la circulation une masse considérable de monnaie métallique. Il se trouve parmi les paysans serfs des hommes actifs, sobres et adroits, des hommes qui tirent parti de tout ce que produit la terre; ceux qui ont des bestiaux font, indépendamment de la corvée qu’ils doivent à leur seigneur, des transports de bois ou d’autres denrées, et ces charrois sont payés aussi cher que dans les autres pays de l’Europe : il est donc évident que le fruit de ces travaux s’accumule en épargnes secrètes, puisque le serf n’a pas le droit d’acquérir, et que, s’il veut acheter sa liberté, il doit bien se garder d’avouer ce qu’il possède, car alors sa rançon s’élèverait en proportion de son capital.

Tels sont les aspects variés sous lesquels s’offre le travail agricole et industriel au voyageur qui traverse les terres noires de la Russie. Quelle impression d’ensemble peut-on dégager de ces mille détails? Quel fait principal domine cette grande diversité d’efforts? Ce fait, n’est-ce pas le contraste affligeant du dépérissement de la population et de l’activité du travail? Le sol de la Petite-Russie est d’une richesse sans égale; la production entretient dans le pays une puissante vie commerciale. Pourquoi donc ce mouvement de décroissance observé dans le chiffre de la population? On devine trop à quelle cause il faut l’attribuer; c’est à une tradition d’insouciance, presque de dédain pour tous les soins de la vie matérielle, entretenue chez les paysans par le régime du servage. Que ce régime dis- paraisse, et on peut croire que la sollicitude imposée au travailleur libre entraînera un changement moral dont les résultats salutaires ne se feront pas attendre. Tout invite la Russie à tenter résolument cette grande expérience, sans oublier toutefois qu’elle doit se combiner avec une forte impulsion donnée aux entreprises industrielles et aux grands travaux publics. Si la Russie avait su depuis un siècle comprendre le rôle pacifique et civilisateur que lui assignaient la richesse et l’étendue de ses territoires, il est à croire que le chiffre de ses habitans aurait grandi à l’égal de celui des Américains du Nord, et que l’Europe compterait aujourd’hui un empire aussi peuplé que la Chine.


J. SANREY.